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Déclarations et discours Haut-Commissariat aux droits de l’homme

Audition devant la Commission extraordinaire du Sénat italien contre l’intolérance, le racisme, l’antisémitisme et l’incitation à la haine et à la violence

21 janvier 2022

A candlelit protest against racism in Rome. Photo credit EPA-EFE/CLAUDIO PERI

Prononcé par

Michelle Bachelet, Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme

À

La Commission extraordinaire du Sénat italien contre l’intolérance, le racisme, l’antisémitisme et l’incitation à la haine et à la violence

Lieu

Italie

Madame la Présidente de la Commission et Sénatrice Lilian Segre,
Chers membres du Parlement,

C’est un honneur pour moi d’être invitée à m’exprimer devant cette Commission. Madame la Sénatrice, votre expérience du danger extrême que représentent les discours haineux et l’intolérance – et la compréhension par cette Commission de l’importance de la lutte contre ces phénomènes et des défis qui en découlent à l’heure actuelle – fait de cette rencontre une expérience précieuse, sur le plan personnel et pour le HCDH.

Nous nous félicitons de la création de cette Commission extraordinaire – et compte tenu des difficultés et des reculs auxquels vous avez été confrontée, je tiens à exprimer clairement mon soutien total à votre travail.

En 2019, le HCDH a effectué une visite en Italie pour surveiller la discrimination raciale, en mettant l’accent sur l’incitation à la haine et à la discrimination raciales. Notre analyse a confirmé que cette tendance est bien présente en Italie, comme dans toute l’Europe et dans tant d’autres régions.

Si notre rapport a reconnu que de nombreuses mesures législatives, judiciaires et institutionnelles ont été adoptées, il a relevé plusieurs lacunes importantes et recommandé plusieurs actions spécifiques. 

Toutes ces recommandations demeurent pertinentes et je vais en mentionner certaines dans mes observations.

Ces dernières années, de nombreux discours de haine et crimes haineux graves visant des Italiens et des non-ressortissants de toutes origines ont été relevés. La « Carte de l’intolérance », qui a permis d’analyser plus de 800 000 messages sur Twitter l’année dernière en Italie, a révélé que les femmes, les musulmans, les personnes handicapées, les Juifs, les LGBTI et les migrants avaient été pris pour cibles en ligne.

Les personnes d’ascendance africaine ont fait face à de nombreux cas d’abus, de comportements discriminatoires, voire d’attaques physiques.

Les migrants – qui ne cherchent qu’à être en sécurité et à avoir des perspectives d’avenir, et qui peuvent offrir leurs compétences et donner de l’espoir – se heurtent fréquemment à un discours de haine, d’exclusion et de criminalisation qui a un impact dévastateur sur leurs droits humains, notamment en matière d’éducation, de logement, de travail décent et de services sociaux. Le traitement discriminatoire des migrants dans certains secteurs de l’économie – que le Groupe de travail sur les entreprises a mis en avant en octobre dernier – ternit la réputation internationale de l’Italie et va à l’encontre des normes internationales.

De nombreuses mesures concrètes peuvent être prises. Nous avons par exemple conçu des orientations montrant comment changer le discours sur la migration, que nous avons utilisé avec des parlementaires, des défenseurs des droits des migrants et la société civile dans plusieurs pays, afin de créer des messages d’espoir et d’inclusion. Le programme axé sur la transformation pour la justice et l’égalité raciales que nous avons lancé au mois de juin dernier fournit également un plan détaillé de mesures pratiques immédiates et urgentes à prendre en faveur de la justice raciale et qui pourrait servir à l’Italie

Internet, et en particulier les réseaux sociaux, font considérablement augmenter la haine à l’encontre des femmes, des filles et des personnes de genre variant, surtout celles qui s’expriment pour étudier ou prôner des changements dans les domaines économique, social, culturel et politique. Les défenseuses des droits humains, les femmes journalistes et les femmes politiques sont très fréquemment la cible de menaces extrêmement offensantes et effrayantes, impliquant souvent des agressions sexuelles, y compris en Italie. La Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes a publié un rapport contenant des recommandations détaillées en matière de prévention, de protection, de poursuites et de réparation concernant les menaces en ligne visant les femmes et les filles.

En 2019, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne a révélé que 32 % des LGBTI en Italie avaient été harcelés au cours de l’année – et 8 % avaient été victimes d’une agression physique au cours des cinq dernières années– en raison de leur identité de genre. Seule une victime sur six a porté plainte auprès de la police, la plupart par crainte de réactions négatives de la part des policiers et des fonctionnaires de justice.  Parmi les LGBTI ayant répondu à cette enquête en Italie, seulement 8 % pensent que le Gouvernement italien combat efficacement les préjugés et l’intolérance envers les LGBTI.

Je regrette que ce pays ait récemment perdu une occasion vitale de lutter contre les discours et les crimes haineux à l’égard des femmes, des filles, des personnes handicapées et des LGBTI, lorsque le Sénat a rejeté la « loi Zan » qui visait à étendre la protection aux victimes de violences et de discriminations fondées sur le sexe, le genre, l’identité de genre, l’orientation sexuelle et le handicap. J’espère que de nouveaux efforts seront rapidement déployés pour que tout le monde en Italie puisse bénéficier sans délai d’une protection efficace contre ces violations des droits de l’homme.

L’antisémitisme et les préjugés à l’égard des musulmans semblent également prendre de l’ampleur en Europe. L’enquête de 2018 de l’Agence des droits fondamentaux auprès des pays de l’UE a révélé que 89 % des personnes interrogées estimaient que l’antisémitisme avait augmenté dans leur pays – et des études récentes suggèrent qu’il est devenu plus virulent pendant la pandémie, avec la résurgence d’anciennes théories du complot. Dans un rapport publié l’année dernière, le Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction a indiqué que dans de nombreux pays, notamment l’Italie, les musulmans étaient victimes de discrimination dans l’accès aux biens et aux services, y compris concernant les transports publics, les aéroports, les bureaux administratifs, les magasins et les restaurants.

Les mouvements politiques qui profitent de la haine ont gagné du terrain dans de nombreux pays. En provoquant la réaction de leurs sympathisants à travers des campagnes d’informations mensongères et de désinformation, ils attirent l’attention des médias et obtiennent des voix, mais ils creusent aussi des fossés profonds, violents et pernicieux dans les sociétés.

L’impact des discours haineux sur les communautés et les individus est dévastateur. Ils les exposent à l’humiliation, à la violence, à la discrimination et à l’exclusion, exacerbant ainsi les inégalités sociales et économiques sous-jacentes et alimentant de profonds ressentiments. Notre histoire commune nous montre en quoi ces tendances peuvent s’avérer dangereuses. Comme l’a souligné Primo Levi à propos de la Shoah, dont nous honorons les victimes chaque année le 27 janvier, « C’est arrivé, alors cela peut se reproduire ».

Chers Sénateurs, Chères Sénatrices, 

Nous devons combattre ces phénomènes grâce à des cadres juridiques, institutionnels et politiques solides. En 2020, l’Union européenne a fait des progrès considérables à cet égard, avec l’adoption du plan d’action de l’UE contre le racisme sur cinq ans pour améliorer la protection contre la discrimination, renforcer le rôle et l’indépendance des organes responsables de l’égalité, et soutenir l’action nationale contre le racisme. Ce plan d’action vise en particulier à révéler le racisme structurel sous-jacent grâce à une meilleure collecte des données et des activités de sensibilisation. L’Union européenne a également adopté une stratégie de lutte contre l’antisémitisme et de soutien à la vie juive.

Il est essentiel d’élaborer de nouvelles politiques et de communiquer de nouveaux messages qui donnent la priorité à l’humanité et aux droits universels.  J’appelle les gouvernements à réagir systématiquement, avec toute la force de la loi, à toutes les formes de comportement et de violence racistes. Les responsables politiques ont la responsabilité de veiller à ce que leurs propos n’incitent pas à la violence, à l’hostilité ou à la discrimination.

Chaque État membre de l’UE doit adopter des stratégies nationales spécifiques d’ici à la fin de l’année 2022, en conformité avec le plan d’action contre le racisme. Cette Commission est parfaitement consciente de l’importance d’établir une telle stratégie pour l’Italie, afin de garantir des réformes globales, « à l’échelle de l’État » et « à l’échelle de l’ensemble de la société » avec des ressources adéquates. J’encourage l’Italie à coopérer avec les autres États de l’UE concernant sa mise en œuvre. L’Autriche voisine, par exemple, a déjà établi sa stratégie nationale en matière d’antisémitisme et pourrait servir de partenaire pour identifier les mesures appropriées.   

L’Union européenne dispose d’autres initiatives visant à promouvoir l’égalité et le respect de la diversité, notamment la stratégie en faveur de l’égalité des personnes LGBTIQ 2020-2025, la stratégie en faveur de l’égalité hommes-femmes 2020-2025, la stratégie en faveur des personnes handicapées 2021-2030, la stratégie relative aux droits des victimes 2020-2025 et la Directive sur les droits des victimes. Ces initiatives décisives nécessitent également d’importants efforts de mise en œuvre à l’échelle nationale.

Dans ce contexte, j’espère que le Parlement italien sera en mesure de garantir rapidement la mise en place d’une institution nationale des droits de l’homme en Italie. Les victimes, quelle que soit leur situation, doivent pouvoir signaler en toute sécurité tout cas de discrimination et d’incitation à la violence ou à la haine, sans craindre un nouveau traitement discriminatoire, et elles doivent avoir accès à un soutien et des recours efficaces. Les auteurs de ces actes doivent comprendre qu’ils seront tenus responsables de leurs actions.

Ce pays a également besoin de systèmes plus solides de recueil de données statistiques sur les actes discriminatoires et les discours de haine, ventilées par âge, sexe, ethnicité, statut migratoire et tout autre motif de discrimination proscrit. Bien que je comprenne la réticence à identifier les victimes en fonction de leur race, il n’est possible de combattre les actes de racisme que lorsqu’ils sont rendus visibles – par des statistiques ventilées qui respectent les principes fondamentaux des droits de l’homme, notamment l’auto-identification, la transparence et la vie privée.

Je recommande aussi vivement d’organiser des campagnes nationales de sensibilisation du public, pour combattre les stéréotypes et faire progresser le respect de la diversité de la population, ainsi que pour galvaniser le soutien du public aux défenseurs des droits de l’homme qui combattent toutes les formes de discrimination. L’éducation aux droits de l’homme peut également jouer un rôle primordial. Trop souvent, les programmes scolaires se concentrent sur les spécificités d’une nation – souvent étroitement définies par l’ethnicité ou la religion de la majorité en excluant les minorités – plutôt que de promouvoir la compréhension de la diversité de l’humanité et des droits de l’homme universels. En développant les connaissances et les compétences nécessaires pour identifier et revendiquer les droits de l’homme, l’éducation aux droits de l’homme aide les apprenants à prendre conscience de leurs propres préjugés et de ceux des autres.

Chers Sénateurs, Chères Sénatrices,

Le problème de l’incitation à la violence et à la haine en ligne nécessite également une action réglementaire décisive et fondée sur des principes.

Il ne fait aucun doute que les messages de haine sur les réseaux sociaux comme Facebook, TikTok et Snapchat ont contribué à la violence extrême contre les groupes minoritaires dans de nombreux pays – notamment le massacre des Rohingya au Myanmar en 2017 et de nombreuses autres tueries, comme au Canada, en Nouvelle-Zélande et aux États-Unis. Les médias sociaux ont également une incidence sur les violences à l’égard des femmes et des filles, ainsi que des personnes de genre variant. Madame Segre, vous avez vous-même été la cible de menaces en ligne et de discours haineux. Je partage l’horreur et l’indignation du peuple italien face à ces effroyables manifestations d’antisémitisme et de misogynie.

Nous pouvons, et nous devons, désintoxiquer Internet et en faire un lieu plus sûr pour tous.

Au cours des 12 derniers mois seulement, Facebook a déclaré avoir supprimé plus de 100 millions de messages considérés comme des « discours de haine ». Le Haut-Commissariat collabore avec Facebook, Google/YouTube et Twitter en vue de mieux protéger les défenseurs des droits de l’homme et de réagir plus efficacement aux contenus incitant à l’hostilité, à la discrimination ou à la violence.

Mais beaucoup reste à faire. Tous les réseaux sociaux devraient suivre les normes internationales des droits de l’homme pour la modération de leur contenu, et être conformes aux Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Ils doivent procéder régulièrement à des études d’impact sur les droits humains et sur les questions de genre, parallèlement à d’autres formes de diligence raisonnable en matière de droits humains, afin de lutter contre les atteintes et les incitations à la haine qu’ils contiennent.

Si les entreprises de médias sociaux ont des responsabilités claires et cruciales en matière de modération des contenus en ligne, ce sont les États qui ont l’obligation fondamentale d’adopter des politiques et une législation garantissant la protection des droits de l’homme en ligne.

Cependant, la lutte contre les discours haineux n’est pas toujours menée de bonne foi ou dans le respect des droits de l’homme. Il est profondément regrettable que dans plusieurs pays, les lois prétendant lutter contre les discours de haine soient, en réalité, utilisées pour supprimer la dissidence légitime et restreindre l’espace démocratique et civique. Ces efforts nécessitent une réforme urgente, afin de garantir que les lois et les règlements soient établis dans le plein respect des libertés fondamentales.

Le HCDH a résumé cinq actions permettant de véritablement changer la donne en matière de modération du contenu de l’espace en ligne :

  1. Concentrez-vous sur le processus, et non sur le contenu. Regardez comment le contenu est amplifié ou restreint. Assurez-vous que des personnes, et non des algorithmes, vérifient des décisions complexes.
  2. Veillez à ce que les restrictions liées au contenu reposent sur des lois, soient claires et ciblées, et soient nécessaires, proportionnées et non discriminatoires.
  3. Soyez transparents. Les entreprises devraient se montrer transparentes sur la manière dont elles sélectionnent et modèrent les contenus et sur la manière dont elles partagent les informations avec les autres. Les États devraient être transparents quant à leurs demandes de retrait de contenu ou d’accès aux données des utilisateurs.
  4. Assurez-vous que les utilisateurs ont véritablement la possibilité de faire appel des décisions qu’ils considèrent comme injustes, et veillez à mettre en place des voies de recours efficaces lorsque les actions de certaines entreprises ou certains États portent atteinte à leurs droits. Les tribunaux indépendants devraient avoir le dernier mot sur la légalité du contenu.
  5. Veillez à ce que la société civile et les experts soient impliqués dans la conception et l’évaluation des réglementations.

Lutter contre les discours haineux ne signifie pas limiter ou interdire le droit de participer, d’accéder à l’information, de s’exprimer et de se mobiliser. Il s’agit d’empêcher que les discours de haine ne se transforment en incitation à la discrimination et à la violence, qui est interdite par le droit international.

Des informations détaillées et pratiques sont disponibles sur cette question. Je vous recommande fortement de prendre connaissance du Plan d’action de Rabat sur l’incitation à la haine et à la violence, que nous avons conçu pour délimiter avec soin les formes de discours haineux qui nécessitent des restrictions. Sa grille d’évaluation du seuil, qui est disponible sur notre site Web en 32 langues, dont l’italien, a été utilisée par des tribunaux, d’autres autorités nationales des droits de l’homme et des opérations de maintien de la paix de l’ONU.

Chers Sénateurs, Chères Sénatrices,

Les discours de haine sont en augmentation dans le monde entier, et cette tendance semble être exacerbée par les impacts économiques et sociaux de la COVID-19. Ils menacent profondément les valeurs que nous partageons : les valeurs de justice, de dignité humaine, d’égalité et des droits de l’homme. Ils nourrissent les griefs et attisent la violence et les conflits. En aggravant la discrimination et en décourageant la participation, ils contribuent également à empêcher de nombreux individus de contribuer pleinement à la société dans laquelle ils vivent.

Cette éminente Commission a la responsabilité et la capacité de mobiliser des forces dans tout le pays – en rassemblant le gouvernement, le secteur privé, les chefs religieux et la société civile – y compris les minorités stigmatisées – pour contrer les discours de haine dans le plein respect des principes des droits de l’homme.

Ce travail nécessite un grand courage moral. Je suis convaincue que vous, chers Sénateurs et chères Sénatrices, avez le courage moral de défendre les droits de l’homme.

Merci.