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Suisse : le Comité contre la torture salue son rôle de chef de file dans le domaine des droits de l'homme mais exprime des préoccupations s'agissant du traitement des migrants et les conditions de détention
14 juillet 2023
Le Comité contre la torture a examiné, hier et ce matin, le rapport périodique de la Suisse sur la mise en œuvre de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Le rapport a été présenté par M. Bernardo Stadelmann, Vice-Directeur de l'Office fédéral de la justice, qui a assuré que son pays pratiquait une tolérance zéro envers tout acte de torture ou de mauvais traitement. Il a attiré l'attention sur la création, cette année, de l'Institution nationale des droits humains, après un processus politique de plus de 20 ans. Il a aussi fait valoir que le Parlement avait inscrit la torture dans le catalogue des infractions du droit pénal suisse. Par ailleurs, des projets visant à améliorer la situation dans le domaine de la détention provisoire sont en cours dans les cantons. La Suisse a en outre entrepris de raccourcir les délais de la procédure de demande d’asile, offrant en outre une protection juridique gratuite au requérant.
Les deux membres du Comité faisant office de rapporteurs pour l'examen du rapport de la Suisse étaient MM. Todd Buchwald et Huawen Liu. Ils ont notamment rappelé que la Suisse était un pays de longue tradition dans la promotion du droit international dans le domaine des droits de l’homme et du droit humanitaire et de la lutte contre la torture et l'impunité, le pays jouant un rôle de chef de file. Ils ont ajouté que la Suisse était l’un des États parties les plus coopératifs avec le Comité.
Les rapporteurs ont toutefois réitéré les préoccupations du Comité s'agissant de l’intégration des obligations de la Convention dans le droit pénal suisse. Ils se sont en outre étonnés de peines minimales « extraordinairement faibles » prévues pour des actes pouvant être qualifiés de torture. Ils se sont également dit préoccupés du niveau de financement de l'Institution suisse des droits de l’homme et de la Commission nationale de prévention de la torture. Des préoccupations ont par ailleurs été exprimées s'agissant de l'application du principe de non-refoulement et de la situation dans les centres pour demandeurs d'asile, de même qu'au sujet des conditions de détention dans certaines institutions pénitentiaires.
Répondant aux questions des experts, la délégation a notamment expliqué qu’une initiative était en cours pour inscrire la torture dans le droit pénal suisse. Elle a aussi répondu à des questions sur la politique migratoire, notamment s'agissant des procédures d'asile et de reconduite à la frontière, et sur le traitement des plaintes pour violences policières ainsi que les mesures engagées dans plusieurs cantons pour assainir et augmenter la capacité des lieux de détention. Elle a assuré le Comité que la torture était imprescriptible et punie dans le cadre de dispositions sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. Elle a aussi indiqué que le statut S accordé aux réfugiés ukrainiens en Suisse permettait de raccourcir les procédures de demande d’asile, un régime d’exception jamais appliqué avant le 11 mars 2022.
La délégation suisse était également composée de représentants du Secrétariat d'État aux migrations, de l'Office fédéral de la statistique, de la Direction du droit international public, de la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police, de la Conférence latine des chefs des départements de justice et police et du Centre suisse de compétences en matière d’exécution des sanctions pénales et de la Mission de la Suisse auprès de l'Office des Nations Unies à Genève, ainsi que de la Commandante de la police cantonale genevoise, Mme Monica Bonfanti.
Le Comité adoptera, dans le cadre de séances privées, des observations finales sur le rapport de la Suisse et les rendra publiques à l’issue de la session, qui se termine le 28 juillet prochain.
Lors de sa prochaine séance publique, le mardi 18 juillet à partir de 10 heures, le Comité contre la torture entamera l’examen du rapport de la Nouvelle-Zélande ( CAT/C/NZL/7 ). Une deuxième séance consacrée à cet examen se tiendra le mercredi 19 juillet dans l'après-midi.
Rapport de la Suisse
Le Comité contre la torture était saisi du rapport périodique de la Suisse (CAT/C/CHE/8), qui contient les réponses de l'État partie à une liste de points à traiter établie par le Comité.
Présentation du rapport
M. BERNARDO STADELMANN, Vice-Directeur de l'Office fédéral de la justice, a réaffirmé la tolérance zéro appliquée à son pays envers tout acte de torture ou de mauvais traitement. Depuis la dernière présentation de la Suisse devant le Comité, en août 2015, et depuis la publication du présent rapport, en juillet 2019, des développements sont intervenus, dont la création, cette année, d’une institution suisse des droits humains (ISDH). Sa création conclut un processus politique de plus de 20 ans, et constitue la mise en œuvre d'une recommandation faite par le Comité lors de l'examen du précédent rapport de la Suisse. L’ISDH décide seule de la manière dont elle entend accomplir ses tâches et utiliser ses ressources. Cette institution apportera une contribution importante dans le domaine de la prévention de la torture. Autre développement, le Parlement suisse a accepté une initiative demandant l’inscription de la torture, en tant que telle, dans le catalogue des infractions du droit pénal suisse. La recommandation du Comité à cet égard pourra par conséquent être mise en œuvre. À l’heure actuelle, la nouvelle norme pénale est en cours d’élaboration, a-t-il assuré.
Dans le domaine de l'exécution des sanctions pénales, des projets sont en cours afin d'améliorer la situation dans le domaine de la détention provisoire, afin que celle-ci puisse se dérouler en phases et offrir davantage de possibilités aux personnes détenues. À ce titre, un projet-pilote a été mené dans le canton de Soleure qui vise à améliorer les conditions de détention par la création d'un groupe de vie autonome. Le projet pourrait être étendu à d'autres régions en Suisse. Par ailleurs, depuis l’automne 2019, la formation des agents de police de base dure deux ans dans toute la Suisse et intègre les questions liées aux droits humains, à la protection contre la discrimination et à la gestion de la diversité. Plusieurs cantons ont, en outre, ouvert leurs corps de police à des collaboratrices et collaborateurs d’origine étrangère dans le but de favoriser l’acceptation de la police par la population et de réduire le potentiel de conflits.
S’agissant de la migration, le domaine de l’asile a été soumis, le 1er mars 2019, à une restructuration visant à raccourcir la durée de la procédure, et ce de façon équitable et dans le respect des règles de l’état de droit. Ainsi, une protection juridique gratuite est désormais accordée à tout requérant d’asile. Par ailleurs, une enquête a été menée suite à des reproches concernant l'utilisation excessive de la violence par les collaborateurs des services de sécurité dans les centres fédéraux d’asile. Le rapport d’enquête partage l'avis de la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) et du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés selon lequel les droits humains et fondamentaux sont en principe respectés dans les Centres fédéraux d’asile. En outre, des mesures ont été prises qui ont notamment permis de réduire considérablement le nombre d'incidents liés à la sécurité.
Enfin, s’agissant des personnes tenues de quitter la Suisse et afin d’assurer l’exécution des procédures de renvoi, M. Stadelmann a indiqué que la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) était désormais présente tout au long des rapatriements par voie maritime et aérienne sous escorte policière. De plus, le centre de détention administrative à l’aéroport de Zurich offre désormais exclusivement des places de détention administrative. S'il a été jugé inopportun d'appliquer une proposition visant à instaurer la surveillance électronique comme solution alternative à la détention administrative, le Conseil fédéral entend plutôt créer une base légale permettant de soumettre les personnes à une obligation de présence.
Examen du rapport
Questions et observations des membres du Comité
M. TODD BUCHWALD, membre du Comité et l'un des deux rapporteurs pour l'examen du rapport de la Suisse, a rappelé que la Suisse était un pays de longue tradition dans la promotion du droit international dans le domaine des droits de l’homme et du droit humanitaire et de la lutte contre la torture et l'impunité, et que le pays joue un rôle de chef de file.
S'agissant de l’intégration des obligations de la convention contre la torture dans le droit interne, le rapporteur a relevé que la Suisse estimait qu'il n'était pas nécessaire de définir la torture comme un crime de droit commun. Il a déclaré que cela risquait de créer un vide juridique et de favoriser l'impunité et a souhaité connaître les raisons positives qui expliquent l’absence de définition de la torture dans le droit suisse.
L’expert s’est ensuite étonné des peines minimales prévues pour des actes pouvant être qualifiés de « torture » au sens de la Convention, au titre des articles 264a du Code pénal suisse relatif aux crimes contre l'humanité et 264c relatif au crime de guerre. La torture, dans le cadre d’un crime contre l’humanité est punie de cinq ans de prison et d’un an dans le contexte du crime de guerre. Ces peines sont « extraordinairement faibles », a-t-il estimé, demandant à la délégation de commenter la légèreté de ces sanctions et leur compatibilité avec les exigences de l'article 4 de la Convention.
M. Buchwald a aussi noté qu’alors que le Comité a clairement indiqué que les États ne devraient pas appliquer la prescription au crime de torture, car ils « privent les victimes de la réparation, de l'indemnisation et de la réhabilitation qui leur sont dues », le rapport de la Suisse fait mention de délais de prescription qui s'appliquent à la torture. Ils varient entre 7 ans et 30 ans selon la gravité de l'infraction. De plus, l’article 101 du Code pénal, qui contient une liste spécifique d'infractions imprescriptibles, ne mentionne pas la torture. L'expert s'est demandé pourquoi la torture ne remplirait pas les critères d'inclusion dans la liste des infractions imprescriptibles.
En matière de garanties juridiques fondamentales, le rapporteur a relevé que les articles 136 du Code de procédure pénale et 146 du code de procédure et de juridiction administrative semblent dire que même une personne indigente se verrait refuser l'aide juridique « l’action civile ne paraît pas vouée à l’échec ». Dans ce contexte, il a voulu savoir comment il est décidé si la demande de la personne a une chance d'aboutir.
L’expert s’est félicité de la création de l’Institution suisse des droits humains (ISDH) et des progrès dans sa mise en place. C’est une nouvelle encourageante, a-t-il dit, déplorant toutefois qu’aucune des préoccupations exprimées par le Comité n’aient été entendues, s'agissant en particulier du financement de l'Institution. En effet, bien que les ressources qui lui sont allouées sont suffisantes pour lui permettre de remplir son mandat, leur origine unilatérale est selon lui « problématique » car elles viennent exclusivement du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Les autres services responsables de la mise en œuvre des droits de l'homme en Suisse n’y contribuent pas, a-t-il déploré, avant de demander les raisons politiques et institutionnelles de cette situation. Il a également voulu savoir si cette institution est compétente pour connaître et traiter des plaintes individuelles, ce qui était l'une des recommandations du Comité sur les disparitions forcées.
S'agissant de la Commission pour la prévention de la torture, selon les chiffres connus, son budget était d'environ 0,8 million de francs suisses en 2017. Selon le rapport, il n’était pas prévu de l'augmenter. Or, selon les chiffres les plus récents et les informations dont dispose le Comité, le budget s'est élevé en 2021 à 1,1 million de francs suisses, en raison du financement de projets spécifiques. Selon l’expert, cette situation est « assez problématique », car il semblerait que le budget est fixé par une formule qui ne tient pas compte de la charge de travail ou des besoins de la Commission. Dans un rapport daté du 22 mars 2021, le Sous-Comité pour la prévention de la torture s'était dit préoccupé par le fait que ladite commission n'était pas suffisamment indépendante et ne disposait pas de suffisamment de ressources humaines pour s'acquitter de ses responsabilités en vertu du Protocole facultatif à la Convention contre la torture, qui prévoit l’établissement d’un système de visites régulières sur les lieux où se trouvent des personnes privées de liberté. Le Secrétariat général du Département fédéral de justice et police a exercé un contrôle administratif sur la Commission suisse pour la prévention de la torture, favorisant une « impression de non-indépendance ». En outre, le secrétariat de la Commission fonctionne avec l'équivalent de seulement 3,7 postes à temps plein.
M. Buchwald a jugé encourageantes les mesures importantes que la Suisse a prises pour renforcer sa politique migratoire et améliorer son système d'asile, y compris les amendements à la loi sur l'asile en 2019 visant à pour établir une procédure accélérée, et la mise en place d'un statut de protection (Statut S) en réponse à l'afflux de personnes fuyant la guerre en Ukraine. Néanmoins, le Comité a été informé d’allégations concernant deux Tamouls renvoyés à Sri Lanka qui auraient été torturés. Il a demandé à la délégation d’indiquer les mesures envisagées pour assurer une meilleure évaluation des cas au regard du principe de non-refoulement, tenant compte de la situation des pays d'origine, des bilans médicaux, en s'appuyant en particulier sur le Protocole d'Istanbul (manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants). Il a également requis des détails sur le nombre de plaintes, les violations constatées, et les suites données dans ces cas.
L'expert a ensuite rappelé des préoccupations exprimées précédemment par le Comité, qui regrettait que la procédure accélérée de refus d'entrée dans un aéroport ne confère pas d’effet suspensif, afin que cette demande puisse être examinée de manière approfondie. Il a demandé des informations sur les dispositions qui régissent la décision d’accorder un effet suspensif et quels critères les autorités sont tenues de respecter, de même que sur les mesures prises pour garantir que les politiques d'asile des pays de destination offrent des conditions d'accueil adéquates et des garanties suffisantes en vertu du principe de non-refoulement, car selon des allégations, les autorités suisses auraient procédé à des éloignements forcés illégaux.
Le corapporteur a aussi posé des questions sur la détention administrative des migrants sans papiers et la détention de mineurs, sur les situations de violence dans les centres d'asile fédéraux et les mesures visant à y prévenir les suicides, ou encore sur la disponibilité de mécanismes de plainte sûrs et sécurisés.
M. HUAWEN LIU, également rapporteur pour l'examen du rapport de la Suisse, a déclaré que la Suisse était l’un des États parties les plus coopératifs avec le Comité. Il a qualifié de louables les efforts déployés par le Gouvernement suisse pour mettre en œuvre les recommandations du Comité et appliquer avec sérieux les décisions adoptées par le Comité. Il a aussi salué les différentes mesures législatives, institutionnelles et politiques prises par la Suisse pour mettre en œuvre la Convention, y compris la révision de la loi sur la nationalité suisse, concernant la simplification des procédures de naturalisation des étrangers de la troisième génération. De plus, un amendement législatif est venu reconnaître le mariage homosexuel en 2022. M. Liu a salué le fait que la Suisse a ratifié plusieurs instruments dans le domaine des droits de l'homme et s'est félicité de l'attention particulière accordée par le pays aux questions relatives à la peine de mort, à la liberté d'expression, à la torture et aux minorités.
Le corapporteur s’est d’abord intéressé aux normes et procédures pour les décisions de détention des immigrés, estimant que ces normes, en Suisse, ne respectent pas le principe de nécessité et de proportionnalité. Il s’est demandé quelles mesures sont prises pour toujours tenir compte de la proportionnalité d'une décision de détention – y compris une évaluation des alternatives à la détention – et n'utiliser la détention administrative qu'en dernier recours. Il a voulu en particulier savoir si la Suisse prenait des mesures pour assurer la cohérence de l'application des principes de nécessité et de proportionnalité par les cantons.
M. Liu a également relevé que l'accueil dans les centres pour demandeurs d'asile varie considérablement d'un canton à l'autre, comme le note par ailleurs le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. De plus, la détention est souvent utilisée pour faciliter les expulsions, notamment le retour des demandeurs d'asile vers des pays de l'Union européenne en vertu du règlement Dublin III, également appliqué par la Suisse. En outre, la Suisse continue de détenir des enfants âgés de 15 à 18 ans dans le contexte de l'immigration et l'expert a voulu savoir si le Gouvernement avait pris des mesures pour garantir des normes minimales de traitement dans les centres d'accueil fédéraux et cantonaux, en tenant compte des besoins spécifiques des réfugiés et des demandeurs d'asile, notamment les enfants non-accompagnés et séparés de leurs parents.
Citant la Commission nationale pour la prévention de la torture de la Suisse, l’expert a déclaré que les centres de détention administrative ressemblent plus à des prisons qu'à des établissements spécialisés, imposant des restrictions excessives aux personnes détenues. La Commission rapporte que la détention peut durer jusqu'à 18 mois, et toutes les détentions ne sont pas soumises à un contrôle juridictionnel. Dans le canton du Valais, par exemple, les détenus administratifs sont enfermés dans leurs cellules 21 heures par jour, tous les jours. Dans les cantons de Saint-Gall, de Thurgovie ou d'Argovie, la détention administrative est administrée comme une détention criminelle. Or, la migration n'est pas un crime et la simple présence de migrants en Suisse ne présente pas de menace pour la santé publique, la sûreté ou la sécurité. La migration ne devrait jamais être criminalisée ou soumise à des mesures punitives, a lancé le corapporteur.
La durée de la rétention administrative, qui en Suisse peut durer jusqu'à 18 mois, est disproportionnée au regard de son but, qui n'est pas de punir, mais d'assurer l'éloignement d'un étranger sans titre de séjour valable, a déclaré l'expert. Il a également déploré que, bien que le Secrétariat d'État aux migrations ait demandé aux cantons de ne plus placer les mineurs de moins de 15 ans dans des centres de rétention administrative et d'envisager d'autres options pour exécuter les ordonnances d'expulsion, aucune mesure pratique pour améliorer la situation n’a été prise. Quelles mesures sont envisagées pour veiller à ce que les enfants ne puissent être séparés de leurs familles ?
Le rapporteur a en revanche félicité la Suisse des mesures prises pour améliorer les conditions d’accueil dans les centres de détention fédéraux et pour réformer le système d'asile, mais a relevé que le Comité des droits de l’enfant avait fait état, en 2021, de peines ou traitements inhumains à l’encontre des enfants placés dans ces centres. De plus, selon certaines informations, les procédures aux frontières ne font, dans la pratique, aucune différence entre mineurs et majeurs, en totale violation de la loi suisse sur les étrangers. Il continue par ailleurs d’exister des différences importantes entre cantons. Quelles mesures sont prises par la Suisse pour garantir l'intérêt supérieur des enfants non accompagnés dans les procédures de rapatriement. Il a aussi voulu savoir quelles mesures sont prises pour s’assurer que ces enfants ne sont pas soumis à des traitements inhumains ou des punitions.
M. Liu a jugé la situation dans les prisons suisses extrêmement préoccupante, en particulier dans celle de Champ-Dollon, dans le canton de Genève, qui ne dispose que de trois cabines téléphoniques pour tous les détenus, tandis que l'établissement fermé de La Brenaz, dans le même canton, dispose de seize téléphones pour 168 détenus. La température dans certaines cellules est en outre excessive et la situation n'a pas connu de progrès significatifs depuis 2015, comme le constate un rapport de la Cour des comptes du Canton de Genève de 2023. Dans ce contexte, M. Liu a voulu savoir ce que la Suisse entend entreprendre pour garantir que l'infrastructure de Champ Dollon respecte les exigences applicables aux établissements d'exécution des peines.
L’expert a aussi abordé la question de l'isolement des malades mentaux dans les prisons. Si la Suisse a doté ses institutions pénitentiaires d'un nombre croissant de personnels médicaux spécialisés en psychiatrie, le Comité européen pour la prévention de la torture relève que le nombre est encore insuffisant pour répondre à la demande. Selon un rapport de la Conférence des directeurs cantonaux de justice et police (CCDJP), en 2016, au moins 300 personnes attendaient une place dans un établissement psychiatrique pour l'exécution d'une mesure institutionnelle.
M. Liu a toutefois salué les mesures prises pour prévenir et répondre à la violence et au décès en détention ; enquêter sur les violences commises par les forces de l'ordre, ou pour s’attaquer au phénomène du profilage racial, par exemple.
D'autres membres du Comité ont salué la qualité du rapport et la bonne coopération de la Suisse avec le Comité, en particulier dans le domaine des communications individuelles en lien avec la question du non-refoulement. Ils se sont également intéressés à l’environnement pénitentiaire et en particulier aux mesures prises pour empêcher la radicalisation et l’extrémisme religieux dans les prisons. Il a aussi été demandé si le statut S accordé aux quelque 65 000 à 66 000 réfugiés ukrainiens accueillis en Suisse, qui permet d’éviter une procédure longue de demande d’asile ou de la contourner, est un régime d’exception ou s'il a déjà été utilisé par le passé.
Réponses de la délégation
Répondant aux questions et observations des membres du Comité, s'agissant en particulier du cadre d'application du Pacte, la délégation suisse a expliqué que, pour des raisons institutionnelles, la nouvelle Institution suisse des droits de l’homme (ISDH) bénéficiait d’un budget maximum d’un million de francs suisses par an pour la période 2023-2026, financé par le Département fédéral des affaires étrangères. Elle reçoit également un soutien des cantons sous forme d’infrastructures. L’institution peut elle-même générer des fonds supplémentaires en facturant ses services aux individus et autres institutions qui la saisissent. Elle pourra demander une augmentation de son budget dans le cadre de la prochaine législature. L’ISDH décide en outre seule de ses mandats. A l’heure actuelle, les cas individuels n’en font pas partie.
S’agissant de la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) son budget a été augmenté au fil des années, en même temps que l’augmentation des tâches qui lui sont attribuées. Le Secrétariat compte actuellement 380 postes et dispose d'un budget de 1 227 000 francs suisses. En outre, les loyers et les services informatiques ne lui sont pas facturés. Par ailleurs, la loi fédérale pour cette commission prévoit qu’elle s’acquitte de ses tâches, fixe son organisation et détermine ses méthodes de travail de manière totalement indépendante. La loi dit également que la commission doit disposer d’un budget suffisant pour mener à bien son mandat, ainsi que d’un secrétariat permanent.
La délégation a assuré que de nombreuses améliorations ont été apportées ces dernières années dans des domaines qui ont fait l'objet de recommandations précédentes du Comité, notamment en ce qui concerne la détention provisoire, la santé ou la situation des personnes LGBTQIA+. Elle a toutefois rappelé que, selon l’article 123 de la Constitution, les cantons sont également compétents en matière de détention administrative et d’exécution des sanctions pénales. À cet égard, les cantons reçoivent et suivent les recommandations de la CNPT. En outre, le Centre suisse des compétences en matière de d’exécution des sanctions pénales soutient lui aussi les cantons dans l’harmonisation et l’amélioration des pratiques existantes. Il a par exemple édité un manuel pour la prise en charge des personnes avec des problèmes psychiques dans les centres de détention. Plus globalement, la Confédération veille à ce que les recommandations de la CNPT soient appliquées et mises en œuvre.
La délégation a également expliqué qu'en vertu de la tradition juridique moniste de la Suisse, le respect et la mise en œuvre des mesures provisoires et des recommandations du Comité au titre de l'examen des communications de particuliers (plaintes) ne nécessite pas de base juridique supplémentaire, mais découle de l’appréciation directe des compétences attribuées au Comité par l’article 22 de la Convention. De fait, la mise en œuvre des mesures provisoires du Comité repose sur une pratique administrative non écrite. Quant aux décisions du Comité, bien que non contraignantes, elles sont considérées comme un élément de considération dans l’examen des cas visés, et non comme une nécessité d’examen de la législation suisse.
S’agissant de l’inscription de la torture dans le droit pénal suisse, qui est une autre recommandation du Comité, une initiative parlementaire en ce sens a été acceptée l’année dernière par le Conseil national et le Conseil des États. Mais le projet étant en cours, la délégation a dit ne pas être en mesure de donner plus d’information en la matière. Cela dit, elle prend bonne note des observations du Comité afin d’améliorer le projet, qui doit être achevé au 29 mars 2024. En l’état actuel du droit pénal, la torture, dans le contexte des crimes contre l’humanité et crimes de guerre, est punie par les articles 264a et 264c du Code pénal, qui prévoient une peine privative de liberté d’au moins cinq ans et la prison à vie si le crime est particulièrement grave. L’article 101 du Code pénal stipule en outre imprescriptibilité des crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, incluant la torture.
Répondant aux interventions des membres du Comité sur les questions migratoires, la délégation a notamment indiqué qu'en matière de reconduite à la frontière, par voie aérienne ou maritime, « la CNPT veille » et, en cas de rapatriement non accepté par le migrant, un agent de la CNPT peut faire des observations au chef d’équipe chargé du rapatriement. La CNPT publie également des rapports et prend des positions publiques. La délégation a précisé que l’accompagnement de la CNPT n’est pas requis en cas de départ volontaire. Elle seule peut par ailleurs déterminer la surveillance ou non d’une procédure de renvoi du territoire. Par ailleurs, les agents de reconduite à la frontière sont des policiers ayant au moins deux ans d’expérience dans la police et ayant suivi une formation spécifique en la matière.
La procédure d’asileest individuelle et implique l'examen de tous les principes régissant le non-refoulement. Mais si une demande est rejetée, la Suisse détermine si le renvoi est licite ou non, en fonction de la situation dans le pays d’origine ou pays tiers – guerre, troubles, menaces – et des obligations internationales la Suisse. Aux termes de l’article 82 de la loi sur l’asile, toute personne tenue de quitter la Suisse ne peut plus recevoir que l’aide d’urgence, même pendant le recours aux procédures d’urgence prévues, notamment, par le Comité contre la torture et la Cour européenne des droits de l’homme.
En ce qui concerne les plaintes pénales déposées à l'encontre de la police, la délégation a expliqué que selon le Code procédure pénale unifié suisse, entré en vigueur le 1er janvier 2011, une plainte pénale peut être déposée auprès du Ministère public ou de la police. Toute personne mise en cause ou partie à une procédure pénale peut se faire assister d'un avocat durant la procédure. Dans plusieurs cantons, comme à Genève, les plaintes pénales dirigées contre la police sont traitées exclusivement par le Procureur général. Il peut demander à la police des enquêtes complémentaires. Les enquêtes sur des plaintes dirigées contre la police et les gardiens de prison sont conduites par l'Inspection générale des services (IGS) dont l'indépendance est ancrée par la loi sur la police genevoise. L'IGS traite également les décès et les tentatives de suicide en prison. En 2020, 2021 et 2022, elle a été saisie, respectivement, de 97, 73 et 78 enquêtes pour des affaires relatives à des violences policières, c’est-à-dire un usage abusif de la force ou des moyens de contrainte, qui est un terme générique pour désigner plusieurs actes sanctionnés par le Code pénal.
En ce qui concerne les chiffres, pour l’année 2019, sur les 114 procédures pénales ouvertes contre la police, 59 (51%) ont fait l’objet d’ordonnances de non-entrée en matière, 18 (15%) d’ordonnances de classement, 10 (8%) de condamnations par ordonnance pénale et 27 (23%) sont encore en cours. En 2021, l'usage de la force a été nécessaire pour 802 cas et 50 policiers ont été blessés. En 2022, ces chiffres s'élèvent à 950 cas et 76 policiers blessés.
En matière de formation des policiers, une attention particulière est portée à la sélection des personnes qui désirent s'engager dans la police. Il est exigé un niveau élevé en termes d'aptitudes psychologiques et de moralité. Une formation initiale de deux ans, sanctionnée par un brevet fédéral de policier, et une formation continue durant toute la carrière sont délivrées. Elles comprennent des cours obligatoires sur le comportement professionnel, l'éthique et la déontologie policière.
S’agissant des pratiques en matière de détention provisoire, la Conférence des directrices et directeurs des départements de justice et police (CCDJP) a tenu compte des critiques portant sur les conditions de la détention avant jugement. Elle élabore actuellement un document, basé sur une expérience pilote menée dans les cantons de Zurich et de Berne, qui contiendra diverses propositions devant permettre de soutenir et promouvoir une exécution harmonisée de la détention, respectueuse des droits fondamentaux et des droits humains. Ces propositions tiendront compte des structures de détention cantonales, de la situation financière des cantons, ainsi que de la collaboration entre les cantons. Elles seront en outre très utiles lors de la construction d’établissements de détention. Il s’agit de proposer un modèle de régimes de détention différenciés, a précisé un membre de la délégation.
La délégation a rappelé que la détention administrative relevait de la compétence des cantons. Les personnes concernées sont détenues séparément des autres en raison de la nature administrative de la sanction. Plusieurs centres de détention administrative sont en cours de construction. Cela dit, les cantons renoncent de plus en plus à la détention des familles et des mineurs. La Suisse préfère les moyens alternatifs à la détention des mineurs, qui ne se produit qu’en dernier ressort. Aux termes de la loi fédérale sur les étrangers et de l’intégration, la détention de personnes de moins de 15 ans est proscrite. Mais il est arrivé, dans l’intérêt de l’enfant, que les cantons aient détenu des mineurs en compagnie de leurs familles pour des durées n’excédant pas une nuitée. Entre 2020 et 2022, environ 6500 cas de détention administrative ont été prononcés pour une durée moyenne de 23 jours, y compris pour 17 mineurs de moins de 15 ans, pour une moyenne de 22 jours.
Interrogée sur la question de la surpopulation carcérale, la délégation a reconnu que le concordat latin (cantons romands et le Tessin) connaît effectivement une surpopulation carcérale, en particulier les cantons de Genève et de Vaud. Pour y répondre, plusieurs projets de construction et de rénovation sont en cours. Il est notamment prévu, jusqu’en 2022-2032, la démolition de la prison de Champ-Dollon et la construction d'un nouvel établissement de 300 places pour la détention avant jugement des hommes ; l’augmentation du nombre de places en exécution de peine pour hommes à La Brenaz, de 168 à 352 places ; la détention distincte des femmes en préventive et celles en exécution de peine, ainsi que la séparation des jeunes adultes condamnés à une mesure thérapeutique des autres détenus, avec la construction d’un nouvel édifice de 15 places à côté de l'établissement fermé de Curabilis, dans le canton de Genève.
Dans le canton de Vaud, la future prison des Grands-Marais devrait accueillir, de manière progressive, 410 places dès 2030. Dans le canton de Saint-Gall, un projet de construction fera passer la capacité d’accueil de 45 à 126 places dès 2027/2028. En outre, des assainissements complets ont pu être réalisés dans l'établissement pénitentiaire de Lenzbourg, en Argovie, et dans le canton de Saint-Gall, celui de Saxerriet et le centre d'exécution des mesures de Bitzi. Dans le canton de Thurgovie, la construction d'une nouvelle prison cantonale à Frauenfeld est également prévue, afin d'augmenter l'offre de 64 à 120 places, sans compter le nouvel établissement de 150 places pour les exécutions de peines et de 50 places de détention préventive qui doit être construit dans le canton de Berne, a chiffré la délégation.
La délégation a indiqué que le statut spécial (statut S) dont bénéficient les réfugiés ukrainiens en Suisse est en effet un régime d’exception qui n’avait jamais été appliqué avant le 11 mars 2022.
Conclusions
M. CLAUDE HELLER, Président du Comité, a salué l’esprit d’ouverture, la franchise et l’honnêteté dont a fait preuve la Suisse dans ses réponses et qui correspond à sa tradition en matière de droits de l’homme. Il s’est félicité de cette bonne coopération avec l’État partie.
M. STADELMANN, chef de la délégation suisse, a rassuré les membres du Comité sur le fait que les autorités suisses, tant au niveau fédéral que cantonal, suivent et suivront les recommandations du Comité. Il a dit avoir apprécié les discussions qui contribueront très certainement à faire avancer les choses. Les recommandations et observations du Comité seront dûment analysées.
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