Une justice retardée, mais non pas niée : la justice transitionnelle en El Salvador
02 avril 2020
Il y a près de 40 ans, Dorila Márquez a survécu à la terrible attaque qui a fait des centaines de morts, dont ses frères et sœurs, ses nièces et ses neveux.
« C'est par miracle que j'ai survécu », explique-t-elle. Dorila Márquez et plusieurs autres personnes se sont cachées dans sa maison lorsque les soldats sont arrivés. Par miracle, les soldats se sont séparés devant chez elle, chaque groupe allant d'un côté et de l'autre, ignorant ainsi sa maison. Tout au long de la journée, elle a entendu des cris, des coups de feu et des explosions. Ce n'est qu'en sortant de chez elle le lendemain qu'elle a vu l'ampleur de la violence : des maisons incendiées, des champs brûlés, du bétail mort et de nombreux corps calcinés.
« Nous avons senti l'odeur des corps brûlés toute la journée. » Elle s'arrête quelques instants, tremblante. « El Mozote était couvert de fumée noire et de balles. »
Durant trois jours en décembre 1981, des soldats de l'armée salvadorienne ont assassiné près d'un millier de civils à El Mozote et dans d'autres villes au nord-est du pays. La guerre civile a duré un peu plus de 12 ans, de 1980 à 1992.
Pourtant, les survivants et les familles luttent depuis des années pour obtenir reconnaissance, justice et réparation. Les décennies de déni du massacre par l'ancien Gouvernement, la nouvelle administration et les labyrinthes bureaucratiques ont mis un frein aux réparations attendues.
C'est en plein casse-tête bureaucratique que le Bureau régional pour l'Amérique centrale du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme (ROCA) a commencé à travailler en El Salvador en 2016 pour fournir un appui et une assistance technique à travers les méandres de la justice transitionnelle. Le ROCA a fourni une aide technique et juridique au bureau du Procureur général et à la société civile dans le cadre de l'enquête et des poursuites pénales pour les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre commis pendant le conflit armé.
« Ce n'est qu'après le rejet en 2016 par la Cour suprême de la loi d'amnistie de 1993 que les victimes et les familles ont pu espérer obtenir justice et rêver que la vérité puisse enfin éclater », indique Marlene Alejos, qui est récemment devenue représentante régionale pour l'Amérique centrale et responsable du Bureau régional.
L'amnistie annulée
En 2016, la Cour suprême d'El Salvador a annulé une loi d'amnistie approuvée en 1993. Cette loi avait rendu impossible la poursuite en justice des personnes impliquées dans les massacres tels que celui d'El Mozote, ainsi que celles ayant commis des violations graves des droits de l'homme et des crimes de guerre. Selon Julio César Larrama, du bureau du Procureur général, cette annulation a non seulement permis de poursuivre des militaires et des acteurs non étatiques pour crimes de guerre, mais elle a également montré la nécessité de mieux former les personnes traitant ces affaires.
« Nous savons pertinemment que ces événements ont eu lieu il y a de nombreuses années, mais si vous parlez à une personne ayant été victime d'une grave violation des droits de l'homme pendant la guerre, [pour ces victimes] c'est comme si ces événements s'étaient produits la veille », a-t-il expliqué. « Nous ne voulons pas provoquer encore plus de souffrance, c'est pourquoi nous avons demandé au Haut-Commissariat de nous former à cette tâche. »
Selon Marlene Alejos, l'une des principales contributions du Bureau régional a été l'adoption par le Procureur général à la fin de l'année 2018 de la « Politique sur les enquêtes et les poursuites pénales concernant les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre », un document d'orientation élaboré avec l'appui technique du HCDH, en consultation avec des survivants, la société civile et plusieurs procureurs. La politique contient un plan d'action et des informations pour aider le bureau du Procureur général à traiter les affaires relatives à la justice transitionnelle.
M. Larrama, qui coordonne le travail des procureurs sur les affaires découlant de conflits armés, a déclaré que grâce au HCDH, les procureurs avaient pu échanger d'importantes informations avec leurs homologues d'autres pays confrontés à des situations similaires, comme la Colombie et le Guatemala. « Ils ont connu une guerre beaucoup plus longue que la nôtre et ont obtenu de très bons résultats dans les affaires qu'ils ont présentées. »
Ce travail a été bien accueilli par la société civile. Le Bureau se réunit une fois par mois avec 16 ONG qui font partie d'un plaidoyer de lutte contre l'impunité. Sonia Rubio, défenseuse des droits de l'homme et avocate pour la Due Process of Law Foundation (DPLF), fait partie d'une de ces ONG. Selon elle, les perspectives de justice transitionnelle semblaient peu encourageantes en El Salvador. Même si la loi d'amnistie avait été annulée, une nouvelle mesure accordant un certain un niveau d'impunité pour les crimes contre l'humanité commis pendant la guerre civile avait été soumise à l'Assemblée législative.
« En El Salvador, je crois qu'il est nécessaire de mobiliser non seulement les défenseurs des droits de l'homme, mais aussi d'autres entités, tant sur le plan national qu'international, et c'est pourquoi nous sommes convaincus que le soutien du Haut-Commissariat peut [...] mettre la lumière sur la situation de la justice transitionnelle et faire naître l'espoir face à l'impunité », a déclaré Mme Rubio.
En février de cette année (2020), le Président salvadorien Nayib Bukele s'est opposé au projet de loi qui avait été approuvé par les législateurs, déclarant qu'il ne soutiendrait aucune mesure ne contenant pas trois éléments fondamentaux : la vérité, la justice et la réparation.
Vivre pour la justice
Les revirements en matière de reconnaissance, de justice et de réparation deviennent chaque année de plus en plus frustrants. De nombreux survivants ont à présent entre 70 et 90 ans et luttent non plus contre le gouvernement, mais contre le temps.
Virgilio Cruz a 79 ans et est originaire d'El Mozote. Il n'était pas dans le village au moment des faits, mais il a perdu sa famille et ses amis pendant le massacre. Il se dit avoir peu confiance dans le processus judiciaire et ne pense pas vivre assez longtemps pour voir une quelconque justice être rendue pour ceux qui ont perdu la vie.
« Je doute beaucoup que ce processus juridique soit correctement mené et transparent », a-t-il ajouté devant le monument de granite érigé en mémoire de ceux qui ont été tués à El Mozote il y a 38 ans. « Je ne le vois pas comme quelque chose de positif. »
Miriam Abrego vit et se bat pour la justice. Elle préparait de la soupe chez elle lorsque les militaires sont entrés dans le petit village de San Francisco Angulo, avant de l'interpeller et de lui dessus à deux reprises. Elle a survécu à l'attaque, mais 45 autres personnes n'ont pas eu cette chance. Plus de 30 ans plus tard, elle milite pour ceux qui comme elle ont survécu et pour les familles de ceux qui sont décédés ou ont disparu, afin de faire entendre leur voix.
« C'est vraiment triste de devoir encore parler de cela aujourd'hui », a-t-elle déploré devant le mémorial où reposent les restes des victimes. « [Le gouvernement et d'autres entités] nous disent constamment de nous taire. Mais moi, je ne vais pas me taire. Nous, les victimes, sommes fatiguées. Nous voulons être reconnues comme des victimes. Nous voulons être entendus. Des gens sont en train de mourir et il n'y a toujours pas de justice. Alors dites-le, à la société, à l'ONU, au monde entier. Nous avons besoin d'aide. Écoutez notre appel.
17 avril 2020