Déclarations Haut-Commissariat aux droits de l’homme
La discrimination dans les Amériques – Obstacles et bonnes pratiques
27 avril 2021
Centre pour l’Amérique latine, faculté d’études internationales et régionales, Université d’Oxford, séminaire principal, troisième trimestre 2021
Déclaration de Michelle Bachelet, Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme
Le 27 avril 2021
Madame la Vice-Présidente Louise Richardson, qui a été une pionnière pour les femmes dans le monde universitaire en aidant à lutter contre la discrimination structurelle répandue à l’égard des femmes, sujet dont nous discuterons aujourd’hui,
Timothy Power,
Eduardo Posada-Carbo,
Chers étudiants,
Chers collègues et amis,
Je suis heureuse de m’adresser à vous aujourd’hui.
Il est encore difficile de réaliser à quel point l’année qui vient de s’écouler a changé nos vies.
Cependant, au milieu de tant d’incertitudes, une chose est claire : nous avons rarement vu une manifestation aussi forte de la valeur des droits de l’homme.
La COVID-19 et ses impacts ont alimenté et exacerbé les lacunes en matière de protection des droits de l’homme ; les lignes de fracture issues des discriminations et des inégalités profondes, croisées et structurelles.
La pandémie a frappé le monde entier, mais c’est le continent américain qui a été le plus touché.
Les Amériques sont sur le point d’atteindre le chiffre effroyable de 1,5 million de pertes humaines en raison de la COVID-19, trois pays de la région – les États-Unis, le Brésil et le Mexique – ayant le bilan le plus lourd du monde en valeur absolue.
L’impact socioéconomique est tout aussi alarmant.
Selon un récent rapport de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, 33,7 % de la population de la région vivait dans la pauvreté à la fin de l’année 2020. Cela représente 209 millions de personnes, 22 millions de plus que l’année précédente. L’extrême pauvreté a atteint des niveaux jamais vus ces 20 dernières années, affectant 12,5 % de la population.
Selon le Fonds monétaire international*, la région a connu la contraction économique la plus « forte au monde », à hauteur de 7 % en 2020, dépassant de loin le ralentissement de l’économie mondiale de 3,3 %.
Ces chiffres sont effarants.
Et derrière eux, les tragédies humaines le sont tout autant.
Comme partout ailleurs dans le monde, si le virus ne fait pas de discrimination, c’est le cas en revanche de ses impacts.
Ceux dont la voix a systématiquement et depuis toujours été réduite au silence souffrent le plus des conséquences sanitaires et socioéconomiques de la COVID-19.
En effet, ceux qui n’ont pas tiré parti des avantages du développement que connaissent de nombreux pays de la région sont ceux qui sont durement affectés par les crises sanitaires et socioéconomiques.
Ceux qui ont été laissés pour compte – et qui sont encore plus évincés.
Les peuples autochtones, les personnes d’ascendance africaine, les LGBTI, les migrants, les personnes handicapées et les personnes privées de liberté font partie de ceux qui sont les plus touchés.
De manière globale, la COVID-19 a particulièrement affecté les femmes et les filles dans toute leur diversité. Elle a encore affaibli leurs capacités de direction, leur voix et leur espace et a remis en cause les progrès durement acquis en matière d’égalité des sexes.
Cela n’est pas dû à une vulnérabilité inhérente, mais plutôt à des siècles de discrimination et d’inégalité préexistantes.
Comme lors des crises sanitaires précédentes, la pandémie s’est accompagnée d’une recrudescence de la violence fondée sur le genre, les mesures de confinement entraînant une augmentation marquée de la violence domestique, des viols et des féminicides. Dans le même temps, il a été plus difficile pour les victimes d’obtenir les services dont elles avaient besoin – et d’obtenir justice.
Les États de la région ont répondu par plusieurs initiatives, telles que des campagnes nationales de sensibilisation, d’amélioration des systèmes de dépôt de plaintes et de soutien aux victimes ; un accès renforcé aux services psychosociaux et juridiques pour les femmes et les personnes LGTBI ; et une augmentation du nombre de refuges. Certaines de ces initiatives ont reçu l’appui du HCDH.
Je salue les politiques régionales visant à lutter contre la violence fondée sur le genre, même si elles restent largement insuffisantes pour faire tomber les barrières et les obstacles auxquels les femmes sont confrontées pour réaliser leurs droits dans tous les aspects de la vie.
Les femmes et les filles de la région, qui sont toujours soumises à des normes sociales patriarcales, continuent d’assumer des responsabilités disproportionnées en matière de soins.
Les politiques publiques liées à leur sécurité économique dans le contexte de la pandémie ont été beaucoup plus limitées, notamment en ce qui concerne les soins non rémunérés et le travail domestique qu’elles effectuent en grande majorité. Cela souligne le manque de reconnaissance par l’État des inégalités structurelles préexistantes qui placent les femmes dans des situations de plus grande vulnérabilité sociale et économique.
Les femmes sont globalement plus touchées par la pauvreté, sont victimes du fossé numérique entre les sexes, perçoivent des salaires inférieurs et sont plus fréquemment employées dans l’économie informelle, bénéficiant ainsi d’une protection sociale plus limitée.
Selon la Banque mondiale*, le risque de perdre son travail au début de la crise due à la COVID-19 était 44 % plus élevé pour les femmes que pour les hommes. Au fur et à mesure que la pandémie s’est propagée, les secteurs principalement occupés par les femmes, comme le commerce, les services personnels, l’éducation et l’hôtellerie, ont représenté 56 % du total des pertes d’emplois.
Cet impact disproportionné s’applique également aux pays à revenu élevé. Aux États-Unis, environ 2,5 millions de femmes ont soit perdu leur emploi, soit quitté le marché du travail pendant la pandémie, dans ce que la Vice-Présidente Kamala Harris a qualifié de véritable « exode des femmes du monde du travail »*.
En outre, selon ONU-Femmes, environ 18 millions de femmes d’Amérique latine et des Caraïbes ont perdu l’accès aux méthodes de contraception modernes en raison des restrictions liées à la COVID-19 et ont été confrontées à des obstacles supplémentaires à leur santé et à leurs droits en matière de sexualité et de procréation. Des droits qui étaient déjà restreints dans toute la région, notamment pour les femmes et les filles marginalisées.
Dans tous les domaines, nous ne pouvons pas perdre de vue la perspective intersectionnelle.
Il n’est pas nécessaire d’aller très loin pour constater que les plus touchées sont les femmes et les filles qui subissent une double, triple ou multiple discrimination, notamment en raison de leur appartenance au peuple autochtone ou de leur race, de leur âge, de leur handicap, de leur situation migratoire et socioéconomique, de leur orientation sexuelle et de leur identité de genre, de leur nationalité et de leur religion.
Chers collègues,
2020 nous a également montré que le racisme systémique est à l’origine de l’impact disproportionné de la pandémie sur les groupes victimes de discrimination raciale, notamment les personnes d’ascendance africaine.
À l’instar de la nature structurelle de la discrimination à l’égard des femmes, le racisme systémique repose sur des formes profondément ancrées de discrimination raciale, fondées sur des stéréotypes néfastes et raciaux, des préjugés, des hiérarchies sociétales et l’exploitation économique.
Nombre de ces éléments trouvent souvent leur origine dans les crimes du passé – l’esclavage, la traite transatlantique des esclaves et le colonialisme.
Il est essentiel de reconnaître et de traiter efficacement leur impact.
L’éducation joue un rôle crucial.
J’encourage les écoles à discuter des séquelles de ces crimes passés, notamment de leurs liens avec les manifestations actuelles du racisme, ainsi que de l’histoire de l’Afrique avant le colonialisme et des contributions des personnes d’ascendance africaine aux sociétés modernes.
La pandémie a également eu de graves répercussions sur les droits des migrants, qui sont particulièrement exposés à la stigmatisation et à la discrimination et qui, à de nombreuses reprises, ont été exclus des mesures adoptées en réponse à la situation.
En outre, la crise socioéconomique a exacerbé les causes qui poussent les individus à quitter leur pays d’origine.
Nous assistons à une augmentation des mouvements de migrants dans la région, notamment de mineurs non accompagnés et de personnes fuyant la pauvreté ou la violence dans les pays d’Amérique centrale, à Cuba, en Haïti, au Mexique et au Venezuela.
Sous prétexte de prévenir et de contenir la pandémie, plusieurs États ont décidé de fermer leurs frontières et de renforcer les opérations de contrôle des migrations.
Cette situation a engendré une hausse des migrations irrégulières, obligeant les gens à emprunter des itinéraires plus dangereux et augmentant le risque que ces personnes soient victimes de réseaux de trafic de migrants.
La mise en œuvre de mesures plus strictes aux frontières doit se faire de manière à garantir les droits de l’homme de tous les migrants, quelle que soit leur situation.
Outre ses effets dévastateurs sur les personnes âgées, la COVID-19 a amplifié les inégalités existantes qui touchent les jeunes.
L’enquête mondiale sur les jeunes et la COVID-19 menée par l’Organisation internationale du Travail, en partenariat avec le HCDH, des organisations de la société civile et d’autres acteurs, a souligné l’impact profond et disproportionné de la pandémie sur les jeunes, en particulier les jeunes femmes et les filles, les plus jeunes et ceux des pays à faible revenu.
Chers amis,
La situation est en effet alarmante.
Mais elle a selon moi un côté positif.
Ces fractures et ces griefs de longue date sont devenus de puissants vecteurs de changement social.
Ces dernières années, les manifestations qui se sont déroulées dans la région ont dénoncé la violence fondée sur le genre, le manque de services de santé procréative, le racisme institutionnel et l’accès discriminatoire aux droits sociaux et économiques.
Elles ont contribué, par exemple, à l’instauration de changements législatifs concernant l’accès à un avortement légal et sans risque en Argentine, à un référendum ouvrant la voie à une Constitution dans mon propre pays, le Chili, et à un nouvel élan, des États-Unis au monde entier, pour combattre le racisme systémique et les brutalités policières.
Le meurtre de George Floyd est devenu le symbole de l’injustice raciale à laquelle sont confrontées les personnes d’ascendance africaine dans de nombreux pays de la région et à travers le monde.
Je me réjouis du récent verdict dans cette affaire aux preuves incontestables. Tout autre verdict aurait été un déni de justice.
Cela dit, pour qu’il s’agisse d’un véritable tournant, pour que nous parvenions réellement à la justice et à l’égalité raciales, nous devons résolument faire disparaître la profonde empreinte laissée par les politiques et les systèmes discriminatoires.
En juin prochain, à la demande du Conseil des droits de l’homme, je présenterai un rapport sur le racisme systémique et les violations liées au recours à la force par les forces de l’ordre.
Ce rapport présentera un programme de transformation en faveur de la justice raciale qui, je l’espère, aidera les États à mettre un terme au racisme systémique. J’espère également qu’il aidera à mettre fin à l’impunité des violences policières, à repenser les services de police et réformer le système de justice pénale, ainsi qu’à affronter les séquelles du passé en adoptant des mesures de justice réparatrice.
Le lien entre les formes et manifestations passées et présentes du racisme et de la discrimination raciale a été explicitement établi dans la Déclaration et le Programme d’action de Durban, adoptés par consensus il y a 20 ans.
Cet anniversaire, ainsi que l’examen à mi-parcours de la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine de cette année, fournissent une occasion importante pour évaluer honnêtement ce qui a été fait jusqu’à présent et pour nous impliquer à nouveau dans nos actions communes contre le racisme.
Chers collègues,
Les prochaines années seront certes difficiles.
Toutefois, la pandémie offre la possibilité d’un changement en profondeur.
Pour cela, nous devons veiller à ce que des mécanismes sociaux soient mis en place pour exprimer l’opposition et les revendications sociales de manière pacifique.
Malheureusement, nous avons vu des gouvernements de la région se servir des mesures sanitaires pour étouffer les manifestations et affaiblir les mouvements sociaux.
Selon ma propre expérience et les leçons tirées de l’histoire, je suis convaincue que la participation n’est pas seulement un droit. C’est la solution pour sortir de cette crise.
Les femmes, par exemple, sont largement absentes des sphères de décision, y compris en matière de lutte contre la pandémie. Dans les Amériques, seulement 29 % des membres des équipes spéciales sur la COVID-19 sont des femmes.
Je ne saurais trop insister sur l’importance des défenseurs des droits humains dans toute leur diversité. Ceux qui s’expriment ou travaillent pour faire avancer les droits de l’homme, et qui continuent malheureusement d’être victimes de graves menaces en Amérique latine et dans les Caraïbes.
Cette région, qui a recensé 264 meurtres l’année dernière, est la plus meurtrière et la plus dangereuse pour les défenseurs des droits de l’homme, en particulier ceux qui défendent leurs terres, leur territoire et l’environnement.
Cela est lié à la discrimination dont sont victimes les peuples autochtones depuis des générations et qui menace leur vie et leurs moyens de subsistance. Une discrimination qui a été exacerbée par les projets liés à l’extraction de ressources naturelles, sans consentement libre, préalable et éclairé.
La semaine dernière, grâce au rôle joué par les mouvements sociaux de la région, un nouveau traité historique visant à protéger les défenseurs de l’environnement est entré en vigueur en Amérique latine et dans les Caraïbes.
L’Accord d’Escazú est un traité régional sans précédent sur l’accès à l’information, la participation du public et la justice en matière d’environnement. Il impose aux 11 États qui l’ont ratifié l’obligation d’assurer la protection de l’environnement et de ses défenseurs.
Je félicite les États qui ont ratifié cet accord et j’encourage tous les autres États de la région à le faire rapidement.
Chers étudiants,
Comme nous l’avons vu, l’inégalité et la discrimination sont deux des plus grands défis de notre époque, qui touchent tous les domaines de la vie.
La pandémie ne les a pas créés.
Les politiques d’exclusion, plutôt que d’inclusion, sont tolérées dans la région depuis des générations.
Le patriarcat, la misogynie, le racisme et la discrimination se sont imbriqués dans le tissu institutionnel.
Nous ne pouvons donc pas espérer revenir à une situation soi-disant normale, comme celle qui nous a conduits là où nous sommes aujourd’hui.
Nous devons reconstruire en mieux.
Mais comment y parvenir ?
Nous reconstruisons en mieux en créant des systèmes plus inclusifs qui s’attaquent aux causes profondes des problèmes que nous avons évoqués, et qui nous rendent plus résilients face à ceux auxquels nous serons sans doute encore confrontés, comme l’urgence climatique.
En donnant la priorité aux systèmes qui concrétisent le droit à la protection sociale et à la santé pour tous, y compris la couverture sanitaire universelle. Des systèmes qui, dans de nombreux pays de la région, ont été fragilisés par les politiques d’austérité.
En encourageant une participation significative du public à l’élaboration de politiques qui seront plus efficaces, car fondées sur les réalités et les besoins de la population.
Et par tous les moyens, reconstruire en mieux nécessite l’élimination de toutes les formes de discrimination.
Cela nécessite une prise de conscience.
Nous devons regarder au-delà de la partie visible de l’iceberg.
Nous devons comprendre les origines des inégalités actuelles et la discrimination restée impunie qui leur a permis de se répandre.
Reconstruire en mieux signifie reconstruire différemment.
De manière plus inclusive. De manière plus égale. De manière plus juste.
Et cela ne peut se produire qu’ensemble et de manière globale.
Le cloisonnement de la lutte contre la discrimination constitue un obstacle majeur à un progrès durable.
L’interdépendance des droits des femmes, par exemple, ne peut être négligée.
Si nous n’éliminons pas les stéréotypes culturels et les obstacles aux droits en matière de sexualité et de procréation, il n’y aura pas de progrès durable dans le domaine de l’égalité des femmes dans tous les aspects de la vie, y compris dans les sphères économiques et politiques.
Sans une approche globale et intersectorielle, les mesures ne tiendront pas compte, par exemple, des besoins des femmes rurales, des femmes LGBTI et des femmes migrantes, entre autres.
De la même manière, et à des degrés divers selon les pays, l’expérience du racisme systémique par les personnes d’ascendance africaine est intrinsèquement façonnée par leurs autres identités, notamment le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, l’identité de genre, la nationalité, la migration et la situation socioéconomique, le handicap et la religion.
À cette fin, nous avons besoin d’une approche à l’échelle de l’ensemble de l’administration qui prend en considération l’impact croisé et cumulatif de la discrimination systémique sur tous les droits de l’homme.
Mais plus encore. Il nous faut une approche à l’échelle de la société.
Et dans ce domaine, chers étudiants, vous avez beaucoup à apporter.
En ligne et hors ligne, les jeunes ont montré l’exemple en défendant les droits universels.
Le droit à une planète saine et à un avenir inclusif.
Le droit de participer aux décisions qui vous affectent.
Le droit de vivre à l’abri de la discrimination et de la pauvreté.
Vous êtes pour moi une source d’inspiration et de courage.
Ne lâchez pas prise.
Nous avons tous vu ce qu’il en coûte de ne pas protéger les droits de l’homme.
J’espère que de notre vivant, nous pourrons tous voir à quel point cela vaut le coup de les protéger.
Je compte sur vous pour passer à l’action.
Merci.