Derrière les chiffres : l’enregistrement des victimes civiles en Syrie
11 mai 2023
Durant les dix dernières années, 84 civils en moyenne ont été tués chaque jour en lien direct avec la guerre en Syrie, selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH). En 2022, on estimait à 306 887 le nombre de civils tués depuis le début du conflit armé dans le pays. Ces chiffres stupéfiants révèlent les répercussions brutales du conflit sur la vie des civils.
La collecte de ces données nécessite une équipe d’experts en droits de l’homme et en statistiques. Le HCDH surveille la situation des droits de l’homme dans de nombreux pays touchés par des conflits et en rend compte, dans le but de mettre en évidence les nouvelles préoccupations en matière de droits de l’homme et de fournir une analyse des alertes rapides.
Dans de nombreux pays touchés par des conflits, le HCDH procède à l’enregistrement des victimes civiles, en recensant le nombre et les circonstances des décès directement liés aux conflits. Dans le cadre de l’enregistrement des victimes, le HCDH collecte systématiquement des données sur les décès liés aux conflits, ce qui permet non seulement d’évaluer le nombre de victimes civiles, mais aussi d’identifier les problèmes liés aux droits de l’homme, tels que l’effet des armes hautement explosives dans les zones urbaines ou le caractère potentiellement disproportionné de certaines attaques.
La collecte de données fiables dans les situations de conflit pose de nombreux problèmes. Au cours des dix années de conflit en République arabe syrienne, l’équipe du HCDH et plusieurs organisations de la société civile sur le terrain ont travaillé sans relâche pour recenser et signaler les décès de civils pendant les hostilités.
L’une de ces organisations est le Réseau syrien des droits de l’homme. Ce réseau intervient dans des environnements dangereux, parfois au péril de la vie de ses membres. Il a néanmoins maintenu la qualité de son travail, en veillant à ce que les victimes soient enregistrées et que leur histoire soit racontée.
« Nous avons surveillé quotidiennement de nombreuses zones et quartiers résidentiels qui ont été pris d’assaut par les parties au conflit ou qui ont été bombardés, et nous avons été confrontés à d’énormes problèmes de sécurité après avoir perdu des collègues qui ont été tués ou arrêtés », explique Fadel Abdul Ghany, fondateur et directeur exécutif du Réseau syrien des droits de l’homme.
L’Observatoire syrien des droits de l’homme fait face à une situation similaire.
« Ce n’est pas facile pour une organisation de travailler dans des conditions aussi dangereuses et difficiles et de surmonter les obstacles qui entravent les activités d’enregistrement et de suivi », affirme Rami Abdurrahman, fondateur et directeur de l’Observatoire. « Cependant, nous coopérons les uns avec les autres afin d’améliorer l’avenir du peuple syrien qui est aux prises avec la destruction et la faim depuis des années. »
Obtenir des données nécessaires
Bien que tout soit mis en œuvre pour que les informations sur les victimes civiles soient aussi complètes que possible, il est difficile pour l’équipe d’accéder à ces informations en raison des hostilités actives ou des déplacements de population. Les données qu’ils recueillent ne sont donc pas exhaustives et ne peuvent pas couvrir tous les incidents survenus en Syrie.
Pour y remédier, la Section de la méthodologie, de l’éducation et de la formation du HCDH à Genève, en Suisse, dirige un projet qui intègre des techniques statistiques et de science des données innovantes aux dispositifs de suivi de la situation des droits de l’homme. Les statisticiens et les experts en données du HCDH se sont associés aux statisticiens du Groupe d’analyse des données relatives aux droits de l’homme (HRDAG) dans le cadre d’un projet qui intègre des informations collectées auprès de sources multiples, apportant ainsi une valeur ajoutée à ces efforts indépendants.
« Les informations recueillies par ces groupes de documentation sont très importantes », affirme Megan Price, directrice exécutive du HRDAG.
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Il est essentiel que nous en tirions le meilleur parti, que nous fassions de notre mieux pour reconnaître et honorer les victimes de ce conflit.
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MEGAN PRICE, DIRECTRICE EXÉCUTIVE DU GROUPE D’ANALYSE DES DONNÉES RELATIVES AUX DROITS DE L’HOMME
Pour mener à bien ce projet, plus d’un million de rapports provenant de huit sources ont été traités. L’équipe s’est assuré de la pertinence de chacun d’entre eux, a identifié les doublons éventuels et a ensuite estimé le nombre total de décès de civils à l’aide de techniques statistiques et de science des données novatrices, telles que le traitement du langage naturel et l’estimation de systèmes multiples. Le traitement du langage naturel est une méthode couramment appliquée à de grandes quantités de données textuelles non structurées. En l’appliquant aux rapports sur les circonstances de ces incidents, ces données ont pu être structurées dans un format utile pour l’analyse. En combinant ces données avec les résultats de l’estimation de systèmes multiples, qui est une méthode statistique permettant de mesurer la taille des populations difficiles à dénombrer, il a été possible d’obtenir des estimations fiables des décès pour lesquels aucune information n’était disponible.
La combinaison du travail d’enregistrement des victimes avec des méthodes statistiques avancées est très utile, car elle permet de dresser un tableau précis de l’évolution de la violence dans le temps et de la manière dont les différents groupes, notamment les femmes et les enfants, ont été touchés. Ces estimations se sont appuyées sur les informations enregistrées individuellement, mais elles ont également révélé les lacunes dans l’enregistrement des informations selon les sources utilisées.
Selon le HCDH, sur les 306 887 civils tués entre le 1er mars 2011 et le 31 mars 2021 en Syrie en raison du conflit, plus de la moitié, soit 163 537, n’ont jamais été enregistrés par aucun groupe. Ceci est important car ces résultats ont un impact durable qui va au-delà des statistiques ; ils font partie des archives historiques de la guerre, estime le Haut-Commissariat.
Ces données peuvent être utilisées pour faire avancer les objectifs en matière de droits de l’homme et guider les politiques et les décisions, selon Radwan Ziadeh, directeur exécutif du Centre d’études des droits de l’homme de Damas, une organisation qui a fourni des données pour ce projet.
« Premièrement, elles peuvent être utilisées pour garantir le droit à la vérité, afin que les victimes et leurs familles puissent être reconnues en donnant un visage humain aux statistiques », explique M. Ziadeh. « Deuxièmement, elles sont importantes pour la justice et l’établissement des responsabilités, car elles peuvent être utilisées dans le cadre de procédures judiciaires futures. »
Le fait que le Conseil des droits de l’homme ait chargé le HCDH de produire un rapport sur les effets de l’enregistrement des victimes civiles sur la promotion et la protection des droits de l’homme témoigne de la reconnaissance et de l’intérêt croissants de la valeur du travail d’enregistrement de ces données.
« Nous avons beaucoup de chance de pouvoir coopérer avec le HCDH et nous espérons poursuivre cette collaboration à l’avenir », insiste M. Ziadeh.
Le projet se poursuivra en procédant à l’estimation des décès indirects, qui sont des décès résultant d’une perte d’accès aux biens et services essentiels en lien avec le conflit, et en identifiant de nouvelles questions pour approfondir l’analyse.
« Le travail sur le terrain se poursuit et de nouveaux éléments liés à l’impact du conflit sur la vie de la population syrienne sont découverts », indique Dimiter Chalev, chef du bureau du HCDH pour la Syrie. « Les données deviennent un nouvel atout dans le déploiement des dispositifs axés sur les victimes et tenant compte des questions de genre pour assurer la justice, la reddition de comptes et, espérons-le, une paix durable. »