Déclarations Procédures spéciales
Les droits de l'homme et la lutte contre le terrorisme: le Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans la lutte contre le terrorisme conclut une visite en Tunisie
08 février 2017
Conclusions préliminaires de la mission
TUNIS (3 février 2017) Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion et la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans la lutte contre le terrorisme, M. Ben Emmerson, s'est rendu en Tunisie du 30 janvier au 3 février 2017. Il remercie le Gouvernement tunisien de son invitation à visiter le pays. L'objectif de cette visite était d'évaluer les progrès accomplis par la Tunisie dans sa législation, ses politiques et ses pratiques de lutte contre le terrorisme, mesurées par rapport au droit international des droits de l'homme, notamment en matière d'enquête, de détention, d'arrestation et de jugement de terroristes suspects, des victimes du terrorisme et des personnes gravement touchées par les mesures antiterroristes.
Le Rapporteur spécial s'est entretenu avec le Ministre de la justice, le Ministre de la défense, le Ministre chargé des relations avec les instances constitutionnels, la société civile et les droits de l'homme, le Secrétaire d’Etat des affaires étrangères, le Conseiller principal du Président de la République chargé de la lutte contre le terrorisme, des procureurs et des juges d'instruction du Pôle judiciaire contre le terrorisme, du Gouverneur de la Banque centrale et du Comité tunisien d'analyse financière, de la Commission nationale de lutte contre le terrorisme, de la Commission nationale pour la prévention de la torture et des magistrats de la Cour de la première instance de Tunis, du Pôle judiciaire contre le terrorisme, des responsables de l'application de la loi de l'unité de lutte contre le terrorisme de la police judiciaire, des fonctionnaires de la Direction générale de la coopération internationale et des hauts fonctionnaires du Ministère de l'Intérieur, le Haut Comité des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la Commission Vérité et Dignité, la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (HAICA), l'Institution Nationale pour la Protection des Données à Caractère Personnel et le Syndicat National des Journalistes en Tunisie (SNJT). Il a également rencontré des avocats, des journalistes et des organisations de la société civile. Le Rapporteur spécial a visité la prison de Mornaguia et le complexe de police judiciaire de Gorjani.
Le Rapporteur spécial se félicite de la transparence et de la manière constructive et coopérative dans laquelle le Gouvernement a facilité sa visite, ce qui a permis un dialogue franc et ouvert.
Le Rapporteur spécial est conscient des tragiques actes de terrorisme commis en Tunisie ces dernières années. L'attentat terroriste de mars 2015 au musée du Bardo, l'attentat terroriste de juin 2015 à Sousse, l'assassinat en novembre 2015 des membres de la garde présidentielle à Tunis, les attaques dirigées contre les forces de sécurité impliquées dans des opérations de lutte contre le terrorisme et l'attaque de mars à 2016 à Ben Gardene sont des illustrations graphiques de la nature inexcusable de la violence terroriste. Le Rapporteur spécial est également conscient des défis liés au retour des combattants terroristes tunisiens dans les zones de conflit de la région ainsi que de la menace permanente résultant de l'instabilité régionale malgré les progrès réalisés dans la sécurisation des frontières extérieures.
Le Rapporteur spécial tient à saluer l'engagement pris par toutes les autorités et institutions officielles de lutter contre le terrorisme et de prévenir l'extrémisme violent, non seulement par des mesures de sécurité, mais aussi par une action concertée dans les domaines social, politique, économique, judiciaire et des droits de l'homme. Il a été assuré que la Stratégie nationale de lutte contre le terrorisme adoptée en novembre dernier a été rédigée dans cet esprit et compte tenu des normes de l'ONU à cet égard. Le Rapporteur spécial souhaite appeler les autorités à rendre publique la stratégie et à la traduire en un plan d'action national concret et bien coordonné pour chaque ministère. Il devrait prescrire à chaque organisme gouvernemental son rôle et ses échéances afin de contribuer à la prévention, à la protection, aux poursuites et à la riposte en appliquant une approche centrée sur les droits de l'homme. Le Rapporteur spécial est heureux de fournir une assistance technique ou consultative au Gouvernement à cet égard.
Malgré de nombreux développements positifs, le Rapporteur spécial souhaite faire part de certaines observations, préoccupations et recommandations concernant des périodes prolongées et des conditions de détention, l'utilisation d'ordonnances exécutives pour limiter la liberté de mouvement et imposer l'assignation à résidence sans contrôle judiciaire approprié, le traitement inhumain et la torture ainsi que l'utilisation de la loi antiterroriste et d'autres actes législatifs contre des journalistes.
Le Rapporteur spécial a été informé que des enquêtes et des poursuites étaient en cours contre plus de 1500 personnes accusées d'actes terroristes. Moins de 10% de ces personnes ont été condamnées et les autres personnes continuent d'être privées de leur liberté pendant des périodes prolongées sans avoir été reconnues coupables d'une infraction. Le Rapporteur spécial encouragerait les autorités à accélérer les efforts et à accélérer les procédures judiciaires, notamment en fournissant le Pôle Judiciaire de lutte contre le terrorisme avec des ressources humaines supplémentaires, et en simplifiant et en raccourcissant les complexités du système de justice pénale.
Le Rapporteur spécial est particulièrement préoccupé par les conditions de détention dont il a été témoin dans la prison de Mornaguia, qui sont bien inférieures aux normes internationales minimales. La prison est d’environ 150% au-delà de sa capacité, avec plus de 90 prisonniers entassés dans les dortoirs avec l'espace insuffisant, la lumière naturelle, le sommeil et les installations sanitaires. Ces conditions imposent un fardeau intolérable au personnel et violent systématiquement les droits des prisonniers. Alors que les prisonniers de toutes catégories sont touchés, ces conditions inacceptables affectent de façon disproportionnée les personnes accusées de terrorisme parce qu'elles sont moins susceptibles d'être libérées provisoirement et parce que leurs dossiers prennent parfois des années pour être jugées et elles reçoivent les peines les plus longues.
Le Rapporteur spécial est également préoccupé par les mesures prises au sein du système pénitentiaire pour réduire les risques de recrutement et de radicalisation. Tout en étant conscient du risque qu'entraîne la libre circulation des prisonniers, les mesures qui séparent les personnes en isolement cellulaire pendant des périodes prolongées peuvent soulever des questions de traitement inhumain et dégradant.
Le Rapporteur spécial demande une vigilance accrue pour mettre en œuvre l'engagement de la Tunisie à l'éradication des mauvais traitements et de la torture. Le Rapporteur spécial félicite le Gouvernement tunisien pour ses progrès substantiels dans ce domaine, mais il exprime sa préoccupation devant le fait que les allégations de torture ou d'autres formes de mauvais traitements commises par des suspects de terrorisme, des avocats et des défenseurs des droits de l'homme Rapide et approfondie. Le Rapporteur spécial propose de recommander l'introduction de réformes pour garantir la présence d'avocats dès la première heure de détention et non pas après 48h, comme dans la législation actuelle, ainsi que l'installation de caméras vidéo dans les centres de détention et d'interrogatoire.
Le Rapporteur spécial se félicite des progrès accomplis en ce qui concerne la création et l'élection des membres de la Commission nationale pour la prévention de la torture en mars 2016. Il demande instamment au Gouvernement de veiller à ce que ce mécanisme national de prévention contre la torture soit entièrement financé par le budget de l'Etat pour assurer sa capacité opérationnelle effective et sans entraves sur l'ensemble du territoire du pays.
Le Rapporteur spécial a également été informé du fait que 150 personnes sont passibles d'une assignation à résidence et que de nombreuses autres restrictions sont imposées par le Ministère de l'intérieur conformément à l'État d'urgence depuis novembre 2015 et conformément à l'article 5 du décret présidentiel no. 78-50, du 26 janvier 1978 sur l'état d'urgence. Le Rapporteur spécial a été informé que le décret de 1978 est en cours d'examen et souhaite encourager la mise en place d'un contrôle judiciaire de ces ordonnances qui permettrait un juste équilibre entre les questions de sécurité et la primauté du droit.
Le Rapporteur spécial tient à remercier l'équipe des Nations Unies, en particulier le Haut Commissariat aux droits de l'homme en Tunisie, qui lui a apporté un soutien précieux tout au long de sa visite.
Aujourd'hui, la Tunisie est devenue un phare d'espoir dans la région. Ses efforts louables dans la prévention de l'extrémisme violent et la lutte contre le terrorisme devraient être fondés sur les droits de l'homme et servir de modèle pour la région et au-delà.
Ce sont des conclusions préliminaires de la mission. Un rapport complet sera présenté au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies en mars 2018.