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Déclarations et discours Haut-Commissariat aux droits de l’homme

La crise et la fragilité de la démocratie dans le monde

03 août 2022

Des personnes levant la main en signe de contestation © Getty Images

Prononcé par

Michelle Bachelet, Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme

À

Atelier d’ouverture pour l’International Association of Jesuit Universities, Boston College

Lieu

Boston

Session : la situation de la démocratie et des droits de l’homme dans le monde

Je suis heureuse de me joindre aujourd’hui à l’International Association of Jesuit Universities. En ces temps complexes et imprévisibles, des discussions comme celles-ci, entre partenaires comme vous dans la lutte pour la justice sociale et les droits de l’homme, sont de plus en plus vitales.

Un simple regard sur l’état du monde aujourd’hui révèle une image sombre.

Alors que nous pensions sortir lentement d’une pandémie sanitaire mondiale, l’agression armée en Ukraine et ses conséquences socioéconomiques à l’échelle mondiale nous ont plongés encore plus profondément dans l’instabilité.

Une crise alimentaire, énergétique et financière à l’échelle mondiale risque de plonger des millions de personnes dans l’insécurité alimentaire et la pauvreté. Aujourd’hui, 1,2 milliard de personnes vivent dans des pays qui sont gravement exposés et vulnérables aux trois dimensions que sont la finance, l’alimentation et l’énergie, simultanément.

Les inégalités entre les pays et au sein de ces derniers montent en flèche, menaçant le relèvement à la suite de la COVID-19, sapant les progrès dans la mise en œuvre des ODD et ralentissant l’action climatique.

Et la polarisation, tant à l’intérieur des pays qu’entre eux, ne cesse de croître, l’affaiblissement du multilatéralisme, de l’ordre juridique international – et du droit international lui-même, avec d’immenses conséquences sur les droits de l’homme.

La démocratie est elle aussi malade.

En 2021, le niveau de démocratie dont bénéficie l’individu moyen dans le monde est revenu au niveau de 1989.1 Cela signifie que les acquis démocratiques des 30 dernières années ont été fortement réduits. L’année dernière, près d’un tiers de la population mondiale vivait sous un régime autoritaire. Et le nombre de pays qui tendent vers l’autoritarisme est trois fois supérieur à celui des pays qui tendent vers la démocratie.

Le déclin démocratique est particulièrement évident en Asie centrale, en Europe orientale et en Asie-Pacifique, ainsi que dans certaines parties de l’Amérique latine et des Caraïbes, comme le montrent diverses attaques contre l’état de droit. Par exemple, dans certains pays d’Amérique latine et des Caraïbes, nous avons observé des attaques contre des organes de gestion des élections, des cours constitutionnelles, les médias et des institutions nationales des droits de l’homme, et l’utilisation par les gouvernements de la COVID-19 comme excuse pour réduire le contrôle de l’administration publique.

Par ailleurs, la confiance envers les institutions s’affaiblit.

Les gens se sentent ignorés, comme si la démocratie n’avait pas tenu pleinement ses promesses

Les inégalités sont croissantes, les femmes, les minorités, les personnes âgées et d’autres personnes traditionnellement marginalisées étant encore plus laissées de côté. Ces exclusions alimentent la méfiance et le cynisme envers les institutions.

Et le manque de transparence des décisions publiques, ou le manque de responsabilité du gouvernement ou des fonctionnaires, ne font qu’éroder davantage la confiance de la population.

Pour beaucoup, une éducation civique limitée et l’absence de candidats politiques viables, en particulier ceux auxquels les jeunes s’identifient, aggravent leur sentiment d’aliénation.

La désinformation est utilisée comme un outil par les gouvernements autocratiques pour façonner l’opinion nationale et internationale, atteignant parfois des niveaux toxiques. Elle alimente les discours de haine à l’encontre des personnes marginalisées et exclues, et porte atteinte à notre humanité commune.

Le manque de confiance dans les institutions a fourni un terrain fertile aux dirigeants et aux mouvements populistes, qui en profitent pour rejeter toute la faute sur « la démocratie et les droits de l’homme ».

Et ainsi affaiblir les droits de l’homme, un droit après l’autre.

Certaines démocraties établies ont donc décidé de s’inspirer des mouvements autoritaires, pensant c’est le seul moyen d’obtenir du soutien. Elles imposent des restrictions à l’espace civique, à la liberté d’expression, à la liberté des médias et à d’autres droits essentiels à la démocratie.

Une véritable course vers le fonds.

Et pourtant, j’apporte également des nouvelles positives.

La démocratie est résiliente.

L’idéal démocratique persiste, une étude récente montrant que la démocratie représentative est largement approuvée.2

Pendant la pandémie de COVID-19, les pratiques démocratiques se sont adaptées de manière innovante. Certains pays ont réussi à organiser des élections dans des conditions extrêmement difficiles, par exemple en développant les mécanismes de vote par correspondance ou les procédures de vote anticipé.

En outre, les mouvements sociaux visant à lutter contre les changements climatiques et les inégalités raciales se sont développés à l’échelle mondiale – les gens se sont mobilisés pour faire entendre leur voix, même dans un contexte de restrictions pandémiques.

Cela montre que les gens veulent se faire entendre, qu’ils exigent des systèmes économiques et sociaux qui fonctionnent pour tout le monde et qu’ils veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui affectent leur vie. Ces protestations sont l’expression des droits de l’homme et des valeurs démocratiques et, en tant que telles, elles doivent être respectées et facilitées par les gouvernements.

Elles ne devraient pas être perçues comme une menace.

Au contraire, la création d’espaces de participation publique est l’un des moyens les plus efficaces pour les autorités de comprendre les revendications de la population et de prendre des décisions plus éclairées et adaptées. Ici, votre voix dans les milieux universitaires en faveur de la lutte pour l’expansion d’espaces permettant aux individus de participer aux débats dans toute leur diversité est cruciale.

La question de savoir comment transformer la participation pour qu’elle fonctionne pour la population, à tous les niveaux, de l’échelle locale à celle mondiale, est une question clé pour l’avenir. Dans son rapport intitulé Notre programme commun, le Secrétaire général des Nations Unies a reconnu ce défi, appelant à de nouvelles initiatives pour améliorer les moyens d’écouter les personnes que les États et les institutions internationales telles que l’ONU sont censés servir.

Les exigences en matière de droits de l’homme et d’égalité, de réduction de la corruption, et d’actions concrètes sur les changements climatiques se poursuivront. Et à juste titre, car ce sont autant de choses que les vraies démocraties peuvent et doivent offrir.

Chers collègues,
Chers amis,

C’est précisément en cette période d’incertitude et d’imprévisibilité que nous devons rester fermes dans notre engagement en faveur de la démocratie et des droits de l’homme.

Dans Notre programme commun, le Secrétaire général des Nations Unies a appelé à un « nouveau contrat social », afin de restaurer la confiance du public et de forger un pacte plus solide entre les gouvernements, la population, la société civile, les entreprises et d’autres acteurs, sur la base de l’égalité des droits et des chances pour tous.

Pour combler le fossé entre les attentes de la population et ce que les gouvernements peuvent offrir, il faut un nouveau contrat social fondé sur des délibérations inclusives dans la société.

La lutte contre les inégalités, la corruption et les changements climatiques doit être au cœur des débats.

Les dépenses sociales sont également essentielles pour promouvoir l’égalité et renforcer la démocratie. Si les budgets nationaux intègrent les obligations des États en matière de droits de l’homme et allouent des ressources suffisantes pour couvrir au moins les niveaux minimums essentiels de droits économiques et sociaux pour tous, ils peuvent constituer un puissant levier pour l’égalité.

Les dépenses nationales dans les secteurs sociaux qui sont axées sur l’accessibilité, le caractère abordable et la qualité des services, ainsi que sur la non-discrimination, notamment fondée sur le genre, renforcent les moyens de subsistance et réduisent les inégalités. En augmentant ces dépenses, il est possible de garder plus d’enfants à l’école et de protéger et d’améliorer la santé et le niveau de vie général de la population. Il s’agit de l’outil le plus efficace pour renforcer la résilience dans la société. Cette approche, qui repose sur les principes des droits de l’homme, contribue au respect du contrat social et renforce les principes de la démocratie.

Il faut par ailleurs renforcer les institutions démocratiques. Des commissions électorales aux hautes juridictions, des gouvernements locaux aux institutions nationales des droits de l’homme, des conseils des médias aux entités chargées de la lutte contre la corruption, ces structures démocratiques doivent être renforcées, notamment en améliorant la transparence et l’indépendance, afin qu’elles répondent aux besoins de la population et que la confiance dans les institutions soit restaurée.

Les institutions indépendantes et respectueuses de l’état de droit jouent un rôle essentiel pour assurer les contrôles et les contrepoids nécessaires. Elles constituent le fondement ultime de démocraties plus fortes et plus résistantes.

Pour éviter un recul de la démocratie, il est indispensable d’assurer un soutien politique et financier, afin de promouvoir la participation du public, la liberté des médias et l’éducation civique. Donner la priorité aux investissements dans ces piliers de la démocratie et les promouvoir dans l’action politique contribueront grandement à résoudre certains des problèmes auxquels le monde est actuellement confronté.

Conformément à leurs obligations internationales en matière de droits de l’homme, les gouvernements doivent protéger et promouvoir l’espace nécessaire permettant aux personnes de s’engager dans les affaires publiques, d’exprimer leurs opinions et leurs préoccupations librement, en toute sécurité et sans crainte, notamment par le biais de manifestations pacifiques et d’autres formes d’engagement civique.

Les gouvernements ont également la responsabilité de promouvoir et de protéger la liberté d’expression, notamment la liberté des médias, outils essentiels pour lutter contre la désinformation, la polarisation et les discours de haine.

Chers collègues et amis,

Certes, nous traversons une période difficile. Mais d’après mon expérience, il y aura toujours des obstacles, des personnes qui, au nom du pouvoir, mettront des bâtons dans les roues de la démocratie, de la justice, de l’égalité. Et en ce moment, leurs voix sont de plus en plus fortes.

C’est pourquoi nos efforts concertés et fondés sur des principes sont vitaux. Pour nous unir, en cherchant à construire, et à avancer. Pour lutter en faveur de notre humanité commune, des droits de l’homme, et pour persévérer dans notre engagement pour la démocratie, au nom de la dignité et de l’égalité pour tous.

Les Jésuites, notamment par le biais de leurs établissements universitaires, ont été une force au service du bien dans la lutte pour l’égalité sociale. Je sais que vous jouerez un rôle crucial pour relever ces défis et je compte sur vous pour continuer à suivre le plan d’action sur les droits de l’homme pour y parvenir.

Je vous remercie de votre attention.

Durée : environ 10 minutes

1 https://v-dem.net/media/publications/dr_2022.pdf
V-dem Institute est un centre de recherche réputé de l’Université de Göteborg.

2 https://community-democracies.org/app/uploads/2022/01/fondapol-IRI-CoD-KAS-Genron-FNG-Rda-survey-freedoms-at-risk-the-challenge-of-the-century-01-2022.pdf