Communiqués de presse Procédures spéciales
Observations préliminaires du Groupe de travail sur l'utilisation de mercenaires à l'issue de sa visite en Suisse (13-17 mai 2019)
17 mai 2019
Berne, le 17 mai 2019
Aujourd'hui, une délégation du Groupe de travail des Nations Unies sur l’utilisation des mercenaires comme moyen de violer les droits de l’homme et d’empêcher l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a conclu une visite officielle de cinq jours en Suisse (13-17 mai 2019).
Réunions avec le gouvernement, les organisations de la société civile et les entreprises
Tout d'abord, le Groupe de travail tient à remercier le Gouvernement suisse d'avoir honoré son invitation permanente aux Procédures Spéciales du Conseil des droits de l'homme en répondant favorablement à sa demande de visite dans le pays et pour son excellente coopération avant et pendant cette visite. Nous tenons à remercier tout particulièrement la section Services de sécurité privés du Département fédéral des affaires étrangères pour la coordination de notre visite.
Au cours de la semaine écoulée, la délégation de trois membres a tenu es réunions à Berne, Zurich, Genève et Neuchâtel. Nous avons rencontré des représentants de différentes divisions du Département fédéral des affaires étrangères, notamment : la Direction politique, y compris la section Services de sécurité privés et la Section de la politique des droits de l'homme; la Direction du droit international public; et le Centre de compétences en contrats et marché publics et le Centre de gestion des crises. Au niveau fédéral, nous avons également rencontré l’Auditeur en Chef des Forces Armées, des Procureurs Fédéraux auprès du Ministère public de la Confédération et des représentants de l'Office fédéral de la justice, ainsi que du Secrétariat d'État aux migrations. Le Groupe de travail remercie le Secrétariat d'Etat aux migrations d'avoir facilité sa visite au Centre fédéral d’asile de Kappelen, dans le canton de Berne. Nous avons également apprécié l’opportunité d’avoir pu discuter de nos conclusions préliminaires avec la Sous-Secrétaire d'État du Département fédéral des affaires étrangères plus tôt aujourd'hui.
Au niveau cantonal, nous avons rencontré la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police ainsi que des hauts représentants du canton de Zurich, notamment des Directions de la sécurité et de la justice et de l'intérieur, ainsi que de la police cantonale, et de la Commission pour la Justice et la Sécurité Publique du Conseil cantonal de Zurich. Nous avons également rencontré le Département de la sécurité, de l'emploi et de la santé du Canton de Genève et la Police cantonale de Genève. Enfin, à Neuchâtel, nous avons rencontré la Commission du Concordat sur les entreprises de sécurité privée des cantons francophones.
Les entretiens que nous avons eus avec les représentants de la Confédération et des cantons se sont caractérisés par des échanges francs et ouverts, ce pour quoi la délégation est reconnaissante.
La délégation a également rencontré un membre du Conseil national, des représentants d'organisations non gouvernementales, de syndicats et d'une association de l’industrie, ainsi que du secteur privé, y compris des représentants d'entreprises fournissant des services militaires et/ou de sécurité privés et d'entreprises utilisant ces services, notamment une entreprise multinationale opérant dans le secteur extractif, ainsi que des représentants d’initiatives multipartites relatives aux entreprises militaires et de sécurité privées. Nous sommes très reconnaissants envers celles et ceux qui nous ont rencontrés pour le temps qu’ils/elles nous ont accordé ainsi que pour les discussions riches et variées.
La délégation tient également à remercier tous ceux qui ont transmis des informations au cours de la phase préparatoire et remercie tout particulièrement la Commission nationale de prévention de la torture à cet égard.
Objet de la visite
Au cours de sa visite, la délégation a cherché à évaluer, dans un esprit de dialogue et de coopération, les mesures mises en place pour relever les défis posés par le mercenariat et les activités connexes ainsi que leur impact sur les droits de l'homme. La délégation a également examiné les initiatives internationales concernant les entreprises militaires et de sécurité privées dans lesquelles la Suisse a joué un rôle déterminant, ainsi que le cadre réglementaire en place pour les entreprises militaires et de sécurité privées opérant en Suisse et à l'étranger. Enfin, la délégation a analysé les développements généraux dans le contexte de la mise en œuvre des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme pertinents pour l'industrie militaire et de sécurité privée.
Observations préliminaires
Cette déclaration de fin de mission présente les conclusions préliminaires de notre visite. Elle sera suivie d'un rapport complet apportant des précisions sur ces éléments et fournissant des conclusions et recommandations constructives et qui sera présenté au Conseil des droits de l'homme en septembre 2020.
Mercenaires et activités liées aux mercenaires
La Suisse est connue pour sa tradition historique, remontant au XIVe siècle, d'hommes servant dans des armées étrangères comme mercenaires. Ce qui était autrefois une pratique largement acceptée a été abandonné au XIXe siècle avec l'institutionnalisation de la neutralité en tant que principe de la politique étrangère suisse, principe toujours en vigueur aujourd'hui. Actuellement, la seule exception est la Garde suisse pontificale, qui est chargée de protéger le Pape et son palais officiel dans la Cité du Vatican.
En application du principe de neutralité et dans l'intérêt du maintien de la puissance défensive du pays, l'article 94 du Code pénal militaire interdit à tout citoyen suisse de servir dans une armée étrangère ou un groupe militaire et d’enrôler ou de favoriser l’enrôlement de citoyens suisses dans un service militaire étranger, quelle que soit leur motivation. L’autorisation du Conseil fédéral est l’unique exception à cette règle. Le Groupe de travail entend que seulement une poignée de poursuites ont lieu chaque année en vertu de cette disposition et que, plus récemment, elle a été utilisée pour poursuivre des individus qui sont revenus en Suisse après avoir rejoint l'armée d'un autre État ainsi que dans les cas de personnes combattant aux côtés de groupes armés non étatiques, indépendamment de leur affiliation. Néanmoins, le Code pénal militaire et les autres instruments juridiques connexes n'interdisent pas le mercenariat au sens du droit international. La Suisse n'est pas partie à la Convention internationale contre le recrutement, l'utilisation, le financement et l'instruction de mercenaires.
Bien que la délégation n'ait pas mis l'accent sur la question des combattants étrangers au cours de cette visite, nous avons connaissance de la Loi fédérale interdisant les groupes « Al-Qaïda » et « État islamique » et les organisations apparentées de 2014, qui traite également des activités liées aux mercenaires en interdisant l'adhésion et le soutien de ces groupes. Le Groupe de travail estime qu'il est nécessaire d'assurer la complémentarité entre les instruments relatifs au mercenariat et aux activités liées au mercenariat et dans leur mise en œuvre, et invite la Suisse à examiner la meilleure manière d'aligner certaines de ces dispositions sur le cadre normatif international sur les mercenaires.
Initiatives internationales concernant les entreprises militaires et de sécurité privées
Suite à la condamnation généralisée des graves violations des droits de l’homme commises par des entreprises militaires et de sécurité privées en Irak et en Afghanistan, la Suisse a commencé à réfléchir sérieusement à la nécessité de réglementer les entreprises militaires et de sécurité privées opérant dans les zones de conflit. Depuis 2006, la Suisse a fait preuve d'un leadership louable en faisant progresser les initiatives internationales en matière de réglementation des entreprises militaires et de sécurité privées. En particulier, la Suisse a joué un rôle essentiel dans l'élaboration des deux principales initiatives internationales visant à mettre en œuvre ou à renforcer les normes applicables aux entreprises militaires et de sécurité privées, à savoir le Document de Montreux1 et le Code de conduite international des prestataires privés de services de sécurité, et elle est depuis longtemps membre de l'Initiative des Principes volontaires sur la Sécurité et les Droits de l'homme.
Le Document de Montreux est le résultat d'un processus international lancé par le Gouvernement suisse et le Comité international de la Croix-Rouge. Il s'agit d'un document intergouvernemental qui réaffirme les obligations existantes des Etats, en droit international, et particulièrement en droit international humanitaire et droit international relatif aux droits de l’homme, concernant les activités les entreprises militaires et de sécurité privées opérant dans des contextes de conflits armés. Les États participants soutiennent le Document de Montreux sur une base volontaire, ce qui témoigne de leur engagement à respecter les obligations juridiques internationales pertinentes qui y sont mentionnées. Le Document de Montreux énonce également des bonnes pratiques à l'intention des États en ce qui concerne les opérations des entreprises militaires et de sécurité privées en période de conflit armé. Ces bonnes pratiques sont de plus en plus considérées comme pertinentes également dans les situations en dehors des conflits. Depuis son adoption en 2008, l’« initiative suisse » est passée de 17 États participants, dont la Suisse, à 55 États et trois organisations internationales. En 2014, le Forum du Document de Montreux a été lancé pour offrir un lieu de consultation informelle entre les participants au Document de Montreux, et la Suisse cherche à faire participer davantage d'États et d'organisations internationales ainsi qu’à renforcer le dialogue sur les leçons tirées, les bonnes pratiques et les défis concernant la réglementation de ce secteur.
C'est également grâce à une initiative multipartite menée par la Suisse que le Code de conduite international des prestataires privés de services de sécurité (le Code) a vu le jour. Le Code vise à formuler les responsabilités en matière de droits de l’homme des entreprises privées de sécurité et à établir des principes et des normes de bonne gouvernance, fondés sur les normes internationales en matière de droits de l’homme et de droit humanitaire, afin de garantir une prestation responsable de services de sécurité privée, lorsque les entreprises opèrent dans des environnements complexes. Le Code a été finalisé en novembre 2010, contenant une disposition visant à établir un mécanisme de gouvernance et de contrôle indépendant. En 2013, l'Association internationale du Code de conduite (ICOCA) a été créée en tant qu'association suisse à but non lucratif pour remplir ce rôle avec un Conseil tripartite composé de représentants de gouvernements, de la société civile et du secteur privé. En avril 2019, sept gouvernements, 85 sociétés de sécurité privées, 32 organisations de la société civile et 33 observateurs participaient à l'ICOCA.
La délégation reconnaît les progrès substantiels réalisés, avec l'appui de la Suisse, en ce qui concerne l'adoption du Code, la création de l'ICOCA, le développement de son mécanisme de plaintes et du processus de certification des entreprises. Ce modèle possède un énorme potentiel et la délégation encourage la Suisse à aider l'ICOCA à franchir une nouvelle étape en renforçant son mécanisme de plaintes et en explorant les moyens de renforcer le contrôle du respect du Code et de faire émerger les abus de manière à assurer la protection des victimes et des témoins et à offrir aux victimes un recours effectif conforme aux normes internationales relatives aux droits de l’homme. En outre, le Groupe de travail invite instamment la Suisse à soutenir toute proposition qui permettrait aux petites et moyennes entreprises privées de sécurité de devenir des membres d’ICOCA and ainsi d’améliorer leurs normes en matière de droits humains et de gouvernance d'entreprise.
En outre, en 2011, la Suisse est devenue un gouvernement participant des Principes volontaires sur la Sécurité et les Droits de l'homme, qui ont été élaborés en 2000 comme « ensemble de principes volontaires pour guider les entreprises dans l’industrie extractive dans le maintien de la sûreté et de la sécurité de leurs opérations dans un cadre opérationnel qui encourage le respect des droits de l'homme». Plusieurs parties prenantes ont décrit à la délégation le cadre pratique que fournissent les Principes volontaires et les outils utiles qui ont été mis au point pour donner aux entreprises le savoir-faire nécessaire à leur mise en œuvre, mais nous avons également entendu dire qu'en réalité, l'application de ces principes sur le terrain faisait défaut.
Le Groupe de travail encourage la Suisse à mettre à profit sa présidence des Principes volontaires, qu’elle a assumé en mars 2019 pour une année, pour esquisser et faire connaître sa vision stratégique, telle que décrite au Groupe de travail, pour concrétiser les Principes volontaires sur le terrain. A l'occasion du 20ème anniversaire des Principes volontaires l'année prochaine, il est important que la Suisse amène les membres des Principes volontaires à transformer ces principes en une réalité opérationnelle qui aura un effet concret sur la vie des communautés vivant à proximité des opérations d’extraction à travers le monde.
Le Groupe de travail soutient fermement les trois initiatives susmentionnées, dont la Suisse est le fer de lance, et reconnaît leur contribution positive à une plus grande prise de conscience des responsabilités des entreprises militaires et de sécurité privées en matière de respect des droits de l'homme, de prévention des abus commis par leur personnel et d'accès à un recours effectif en cas de tels abus.
Dans l’ensemble, le Groupe de travail se félicite du leadership de la Suisse dans les initiatives réglementaires internationales visant les entreprises militaires et de sécurité privées. Cette année, la Suisse assume la présidence ou la coprésidence des trois initiatives susmentionnées. Il s'agit d'une excellente occasion de fournir un leadership stratégique pour faire pression en faveur d'une élévation des normes et d'un renforcement des initiatives existantes. Cela rend également la Suisse particulièrement bien placée pour contribuer d’une manière substantielle au Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée chargé d’élaborer le contenu d’un cadre réglementaire international relatif, sans préjuger la nature de celui-ci, relatif aux activités des sociétés militaires et de sécurité privées, en vertu de la résolution 36/11 du Conseil des droits de l’homme, et qui se réunira la semaine prochaine à Genève.
Entreprises militaires et de sécurité privées opérant à l'étranger
Le 1er septembre 2015, la loi fédérale du 27 septembre 2013 sur les prestations de sécurité privées fournies à l'étranger et l'ordonnance correspondante sont entrées en vigueur. La réflexion de la Suisse sur l'amélioration de la réglementation relative aux entreprises militaires et de sécurité privées opérant à l'étranger a été entamée en 2005. Deux rapports ont été commandés par le Conseil fédéral, le premier en 2005 et le second en 2010. Ce dernier faisait suite à des informations parues dans les médias selon lesquelles une grande entreprise militaire et de sécurité privée, et qui avait transféré son siège en Suisse, fournissait à l'étranger des services qui n'étaient pas conformes aux principes constitutionnels ou aux objectifs politiques de la Suisse, ce qui a suscité un sentiment d'urgence quant à la nécessité de fournir des bases législatives pour restreindre le type de services que les entreprises suisses pouvaient fournir. En adoptant cette loi, la Suisse a également fait preuve d’une bonne volonté de mettre au point les bonnes pratiques réglementaires par la promulgation d'une législation nationale comme le préconise le Document de Montreux.
La loi contient de nombreux éléments positifs. Le respect du droit international, en particulier des droits de l'homme et du droit international humanitaire, est l'un des trois objectifs de la loi (art. 1) au regard desquels les activités sont évaluées au cas par cas. Les services de sécurité privée qui contreviennent à ces objectifs sont interdits. La loi prévoit une procédure de déclaration en vertu de laquelle les personnes morales, les personnes physiques et les sociétés de personnes (entreprises) fournissant des services de sécurité privée à l'étranger depuis la Suisse sont tenues de déclarer tous ces services à une autorité fédérale, qui les soumet à un afin de vérifier s'ils sont conformes à la loi. En outre, la loi s'applique également aux personnes qui fondent, établissent, exploitent ou dirigent une telle entreprise de sécurité privée en Suisse et à celles qui exercent un contrôle sur une telle entreprise depuis la Suisse. Ce large champ d'application, conjugué à l'accent mis sur les services et les activités plutôt que sur l'auto-identification en tant qu'entreprise militaire et de sécurité privée, permet de garantir qu'un nombre maximal d'activités potentiellement problématiques relève de la loi. Par conséquent, la loi reconnaît que de tels services sont fournis par une grande variété d’entreprises et secteurs d’activité. Dans le cas suisse cela concerne en particulier les secteurs de la défense et du renseignement qui, par exemple, assurent la formation ou la maintenance du matériel.
Il est important de noter que la loi contient d’autres interdictions claires et catégoriques, particulièrement une interdiction de la participation directe à des hostilités à l'étranger (article 8) et de fournir de services de sécurité à l'étranger dont il faut présumer que les destinataires l’utiliseront dans le cadre de la commission de graves violations des droits de l’homme (article 9). La loi couvre également le recours par les autorités fédérales à des entreprises de sécurité privée et qui doivent contracter uniquement des entreprises membres de l’ICOCA (section 7).
Pour mettre en œuvre la loi, les autorités fédérales se sont efforcées de sensibiliser les entreprises qui fournissent de tels services et de préparer des documents afin de faciliter les efforts des entreprises pour respecter leurs obligations en vertu de la loi. Il s'agit notamment des guides détaillés et d'un document énonçant les exigences en matière de formation conformément à la loi et clarifiant l'obligation pour les entreprises de déclarer la formation que leur personnel a reçue en droit international des droits de l'homme et en droit humanitaire, en particulier ce qui doit être compris comme une formation suffisante dans ce domaine.
Près de quatre ans après son adoption, la mise en œuvre de la loi comporte des défis. La loi part du principe que les entreprises déclareront leurs activités, avec le risque que certaines d'entre elles ne le fassent pas. Certaines activités classiques, comme la protection des personnes et le gardiennage ou la surveillance des biens, sont visées par la loi lorsqu'elles sont exercées dans des « environnements complexes »; néanmoins, la définition cumulative des « environnements complexes » fixe sans doute un seuil trop élevé. Conçue comme une procédure déclarative, la loi ne prévoit pas de mécanisme de contrôle et il n'existe donc que des moyens limités pour détecter des activités non déclarées ou de s’assurer que les entreprises respectent les dispositions de la loi. Il existe également des défis d’ordre logistique, par exemple, les ambassades suisses qui opèrent dans des pays où un nombre limité voire inexistant de prestataires de services de sécurité est membre de l'ICoCA et où il peut donc être difficile de trouver des prestataires de services de sécurité qualifiés. Enfin, le Groupe de travail estime qu’au vu des ressources humaines limitées au sein de l’autorité compétente pour l'application de la loi, la capacité représente un défi considérable.
Le Groupe de travail félicite la Suisse pour le rôle moteur qu'elle a joué dans l'adoption de la loi fédérale et il est prêt à contribuer à la réflexion sur les défis susmentionnés.
Sociétés militaires et de sécurité privées en Suisse
L'autonomie cantonale et la décentralisation sont des éléments fondamentaux du paysage politique et juridique suisse. Ceci est crucial pour comprendre le cadre réglementaire de la sécurité. Les 26 cantons de la Confédération sont compétents en matière de sécurité. De plus en plus, les clients publics et privés font appel à des fournisseurs de services de sécurité privés pour offrir une vaste gamme de services. Les quelque 23 000 agents de sécurité privés travaillant pour environ 800 entreprises en Suisse surpassent en nombre les 18 600 policiers suisses, modifiant ainsi le paysage de sécurité. Le marché de la sécurité privée semble être dominé par un nombre limité de grandes entreprises opérant aux côtés d'une myriade de petites et moyennes entreprises. Bien qu'aucune violation grave des droits de l'homme par des prestataires privés de services de sécurité n'ait été portée à l'attention du Groupe de travail, le caractère sensible de certaines de leurs tâches ainsi que leur présence importante et croissante soulève plusieurs questions.
Un large éventail de tâches de sécurité publique est rempli par les fournisseurs de sécurité privée. Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer cette situation, notamment une demande croissante de services de sécurité liée à la multiplication des grands événements publics et au développement des infrastructures, ainsi que des pressions budgétaires qui poussent les autorités publiques à donner la priorité au recours à la police pour des tâches de sécurité essentielles, qui impliquent potentiellement le recours à la force, et par conséquence la délégation de tâches considérées comme mineures et non sensibles aux prestataires de sécurité privés. Selon les informations communiquées au Groupe de travail, les prestataires de services de sécurité privés s'acquittent de tâches liées à la sécurité à l'intérieur et à l'extérieur des centres pour requérants d'asile, aux services de sécurité dans les lieux de détention, au transport de prisonniers, au maintien de l'ordre et de la tranquillité, aux patrouilles dans les espaces publics, au contrôle de la circulation, à la délivrance des contraventions de stationnement, au gardiennage des bâtiments, et à la sécurité lors de grands événements publics, notamment sportifs. Ces tâches semblent varier d'un canton à l'autre.
Le Groupe de travail a été surpris de constater que les tâches de sécurité qui peuvent être déléguées par les autorités publiques à des prestataires privés ne sont pas clairement définies dans le cadre normatif existant. La délimitation des responsabilités entre la sécurité privée et la sécurité publique semble plutôt fondée sur le concept du monopole de l'État de l'usage de la force ainsi que sur la jurisprudence récente du Tribunal fédéral qui interdit au personnel de sécurité privée de demander aux citoyens des preuves de leur identité dans les lieux publics. À la différence de la police, les agents de sécurité privés n’ont aucun pouvoir spécifique en matière de l’usage de la force. En tant que citoyens ordinaires, ils sont liés par les mêmes restrictions et limitations sur l’usage de la force définies par le Code pénal suisse et ne peuvent donc recourir à la force que dans des cas de légitime défense, y compris le droit de défendre des biens, des personnes sous leur protection, de légitime défense d’autrui et en cas de nécessité. Tout comme un autre citoyen, ils peuvent aussi porter des armes, sous réserve de la loi. Le Groupe de travail estime que la distinction entre les tâches de sécurité relevant exclusivement de la compétence de la sécurité publique et celles qui peuvent être déléguées aux contractants devrait être plus clairement ancrée dans la loi.
En particulier, le Groupe de travail a notamment eu l'occasion de mieux comprendre le recours à la sécurité privée dans les centres fédéraux pour requérants d'asile, un rôle qui met les acteurs de sécurité privée en contact avec un segment vulnérable de la population et qui comporte donc un risque potentiel pour les droits de l’homme. Le Groupe de travail a constaté avec satisfaction que les processus décisionnels concernant les résidents des centres fédéraux pour requérants d'asile, tels que les régimes de sécurité mis en œuvre ou les sanctions prises à l'encontre des résidents, n'étaient pas délégués au personnel de sécurité privée mais restaient entre les mains des pouvoirs publics. De même, le recours à la force est limité et le personnel de sécurité privée ne transporte qu'un équipement minimal en cas de comportement agressif et nuisible. La présence en permanence d'un agent de sécurité femme dans le centre d'asile est un élément positif pour s'assurer que les règles de sécurité sont appliquées en tenant compte des besoins spécifiques des femmes et des enfants. Toutefois, cela peut s'avérer difficile à réaliser dans les centres accueillant un plus grand nombre de femmes et de familles si une seule femme garde de sécurité est présente, comme cela semble être le cas actuellement, du moins dans certains centres.
En ce qui concerne les qualifications du personnel de sécurité privée travaillant dans les centres fédéraux pour requérants d'asile, le Groupe de travail croit entendre que certaines procédures de contrôle et de formation sont en place. Néanmoins, le contenu, le moment ainsi que la supervision de la formation spécifiquement offerte au personnel de sécurité privée devraient être définis en des termes plus concrets. Le nouvel appel d'offres pour les services de sécurité privée dans les centres fédéraux pour requérants d'asile, qui doit être publié dans le courant du mois, offre l'occasion d'intégrer des exigences plus strictes à cet égard ainsi qu'en ce qui concerne les normes de qualité, y compris les normes relatives aux droits de l'homme, dans les contrats avec les prestataires de sécurité privée.
Compte tenu du caractère sensible de certaines des tâches accomplies par les prestataires de services de sécurité privée, le Groupe de travail est préoccupé par l'absence d'un cadre juridique cohérent pour leurs opérations, en particulier en ce qui concerne le contrôle, la formation et la supervision. Tout en reconnaissant les compétences cantonales en matière de sécurité, le Groupe de travail estime que le système réglementaire actuel ne garantit pas de manière adéquate des normes minimales pour les entreprises de sécurité privée et leur personnel. En effet, plusieurs parties prenantes ont exprimé des préoccupations quant au fait que certains clients publics pourraient décider d'attribuer des contrats de sécurité privée à des entreprises dont les normes sont inadéquates, pourvu qu'elles offrent les prix les plus concurrentiels. Cela contraste fortement avec les règles fédérales de passation des marchés et les modèles de contrats élaborés afin que les autorités publiques puissent se conformer, par exemple, à la loi fédérale sur les prestations de sécurité privées fournies à l'étranger.
Paradoxalement, les efforts visant à développer et à adopter des règles juridiques cohérentes pour les entreprises de sécurité privée opérant en Suisse sont antérieurs aux discussions qui ont abouti à la fédérale sur les prestations de sécurité privées fournies à l'étranger. Un Concordat sur les entreprises de sécurité a été adopté par les six cantons romands en 1996, établissant des règles uniformes pour les opérations de ces entités qui doivent obtenir une autorisation des autorités cantonales compétentes pour l'entreprise et pour leurs employés. Cette réglementation harmonisée, à laquelle tous les cantons participants doivent adhérer, leur permet de conserver leur compétence en matière de sécurité. La valeur de ce système a été reconnue par de nombreuses parties prenantes.
Un projet de concordat pour les autres cantons a été élaboré en 2010 mais n'est jamais entré en vigueur après avoir été rejeté par plusieurs cantons, y compris ceux où un grand nombre d'entreprises de sécurité privée sont enregistrées. Ce projet confiait la responsabilité de vérifier les exigences relatives au personnel de sécurité privée aux employeurs plutôt qu'aux autorités publiques. La création d'une lourde charge administrative, tant pour les autorités cantonales que pour les entreprises, particulièrement les petites entreprises, a été citée comme l'une des raisons du rejet du projet de concordat dans certains cantons.
Suite au rejet du projet de concordat, certains cantons ont choisi d'élaborer leur propre cadre juridique pour les entreprises de sécurité privée. Toutefois, dans plusieurs cantons, il n'existe pas de base juridique spécifique relative aux activités de ces sociétés. Dans ce contexte, certaines parties prenantes plaident pour une loi fédérale qui établirait des normes minimales communes applicables à tous les fournisseurs de sécurité privée. Une proposition visant à donner la compétence d'élaborer de telles normes au gouvernement fédéral, et soutenue par le Conseil fédéral, est actuellement considérée par le Parlement fédéral.
Le Groupe de travail estime qu'il est clairement nécessaire de garantir une réglementation cohérente des entreprises de sécurité privées pour tous les cantons. Il reconnaît également que développer une législation fédérale à cette fin pose certains risques. En particulier, afin d'obtenir l'accord de toutes les parties pour l’adoption de la réglementation, un texte de compromis pourrait être introduit comportant en effet des normes moins strictes que celles déjà en vigueur dans le Concordat des cantons romands. Quelle que soit la solution choisie par le pays, le Groupe de travail conseille vivement à la Suisse de veiller à ce que, au minimum, les normes déjà en vigueur dans le cadre du Concordat existant soient maintenues. Nous recommandons en outre que les normes minimales devraient inclure les éléments essentiels suivants: une délimitation claire des compétences respectives de la police et de la sécurité privée; des vérifications approfondies des antécédents menées par la police sur tous les employés de la sécurité privée, allant au-delà de la simple vérification des casiers judiciaires; formation standardisée; uniformes et insignes distinctes; ainsi que la fonction de surveillance accrue de l’État sur les actions de la sécurité privée.
Enfin, outre les instruments juridiques, le Groupe de travail tient à souligner le rôle d'autres mécanismes pour faire respecter et améliorer les normes dans le secteur de la sécurité privée. La convention collective de travail pour la branche des services de sécurité privés réglemente les conditions de travail et est obligatoire pour toutes les entreprises de sécurité privée de plus de dix employés en Suisse; elle prévoit l'obligation pour les entreprises de fournir à leurs employés une formation de base. Les associations de l’industrie représentent une autre voie d’établissement de normes, par exemple par l'élaboration de procédures de plaintes ou de mécanismes d'autorégulation. Nous encourageons les associations de l’industrie et les entreprises à envisager le développement de tels outils non seulement pour garantir des normes professionnelles élevées intégrant les éléments des droits de l'homme, mais aussi pour maintenir la compétitivité dans un secteur où la bonne conduite et la réputation jouent un rôle important.
Les entreprises militaires et de sécurité privées dans le contexte du cadre des entreprises et des droits de l'homme
Au cours de sa visite, la délégation s'est penchée sur des initiatives plus larges dans le domaine des entreprises et des droits de l'homme pertinents pour le secteur militaire et de sécurité privée, notamment le Plan d’action national sur la mise en œuvre des Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme et l'Initiative suisse pour des multinationales responsables.
La Suisse est en train de réviser son Plan d’action national sur la mise en œuvre des Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en vue d'élaborer un plan actualisé pour 2020-2023. Le Groupe de travail se félicite du fait que le Plan actuel comporte plusieurs références à la sécurité privée. Cela dit, le Plan met principalement l'accent sur l'information concernant les initiatives entreprises, la sensibilisation, les développements législatifs (notamment la loi fédérale sur les prestations de sécurité privée fournies à l'étranger), le leadership et la participation à des initiatives internationales multilatérales telles que l'ICOCA et les Principes volontaires. Bien qu'il s'agisse de réalisations importantes, l'approche adoptée est tournée plus vers le passé que vers l'avenir. Le Groupe de travail invite instamment la Suisse à adopter une approche plus dynamique durant la prochaine révision de son Plan d’action national en formulant des propositions claires de plans stratégiques concernant les prestataires de sécurité privée.
A cette fin, le Groupe de travail recommande que la Suisse saisisse l'occasion du nouveau Plan d'action national pour exposer sa vision stratégique de l'harmonisation de la réglementation nationale en matière de sécurité dans toute la Suisse, en vue d'améliorer les normes applicables aux prestataires de services de sécurité privée, notamment en matière de contrôle, de formation et de surveillance, ainsi que de passation de contrats, et de délimiter clairement les compétences et responsabilités des services tant policiers que privés, conformément aux normes internationales des droits de l’homme. Les recommandations d'action formulées plus haut dans la présente déclaration peuvent également fournir des idées à inclure dans le Plan révisé.
L'Initiative suisse pour des multinationales responsables a été lancée après qu'une coalition d'organisations de la société civile suisse ait réussi à rassembler un nombre de signatures valides largement supérieur aux 120 000 signatures requises pour déclencher une initiative citoyenne, ceci dans le but d’introduire un amendement partiel de la Constitution visant à inclure une obligation de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme. Le Groupe de travail soutient fermement toute initiative qui renforcerait la diligence raisonnable en matière de droits de l'homme et la responsabilité de la chaîne d'approvisionnement en Suisse, et appelle la Suisse à saisir cette rare occasion de consacrer ces principes dans la Constitution en optant pour le texte le plus complet et de la plus grande envergure possible.
Conclusion
En conclusion, ces dernières années, la Suisse a joué un rôle déterminant dans la création d'un cadre réglementaire international pour les entreprises militaires et de sécurité privées et a ouvert la voie en adoptant une législation nationale régissant les entreprises fournissant des services de sécurité à l'étranger. Le pays ne doit pas se reposer sur ses lauriers face aux progrès importants réalisés jusqu'à présent, mais continuer à jouer un rôle moteur en faisant avancer les processus visant à renforcer les mécanismes multipartites existants au niveau international. En outre, il devrait continuer d'explorer des moyens créatifs de surmonter les défis associés à la loi fédérale sur les prestations de sécurité privées fournies à l'étranger. La réglementation de la sécurité privée à l'intérieur de la Suisse est à la traîne et devrait être une priorité pour que les entreprises opérant en Suisse soient soumises à des normes plus élevées.
_________1/ Le Document de Montreux sur les obligations juridiques pertinentes et les bonnes pratiques pour les États en ce qui concerne les opérations des entreprises militaires et de sécurité privées pendant les conflits armés
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