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Déclarations Procédures spéciales

Les résultats préliminaires de la visite officielle du Groupe de Travail des Nations Unies sur l'utilisation de mercenaires en Tunisie – du 1er au 8 juillet 2015

09 juillet 2015

Tout d'abord, je tiens à remercier le Gouvernement de la Tunisie pour son invitation au Groupe de Travail à visiter le pays, pour le dialogue ouvert avec notre délégation et l’entière coopération tout au long des différentes étapes de notre visite. Je tiens également à remercier le Gouvernement tunisien d'avoir accepté cette visite pendant le mois du Ramadan. Cela montre la volonté du Gouvernement de faciliter notre travail. En outre, j’exprime ma gratitude aux collègues du Bureau de la Tunisie du Haut-Commissariat aux droits de l'homme pour le soutien et l'aide apportée pendant cette visite.

Au nom du Groupe de travail, je présente aujourd'hui nos conclusions préliminaires de la visite officielle en Tunisie qui s’est tenue du 1er au 8 juillet. Pendant cette visite, nous avons tenu des réunions à Tunis et à Monastir et visité la prison de Mornaguia. Nous avons eu l'occasion aussi de rencontrer des représentants des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, des universitaires et des représentants d'organisations de la société civile, y compris les familles des personnes qui se sont déplacées pour  se rendre dans des zones de conflits à l'étranger. Nous avons également tenu des réunions avec des représentants des agences des Nations Unies et d'autres partenaires internationaux. Ces réunions nous ont aidés à mieux comprendre  ce phénomène complexe de combattants étrangers qui affecte de nombreux pays, dont la Tunisie aujourd'hui. Il est clair que les efforts pour remédier à ce phénomène doivent être holistiques, multiformes et stratégiques.

Bien que le phénomène de combattants étrangers préoccupe une grande partie du monde, particulièrement  avec les conflits actuels en Syrie, en Irak, en Libye et au Yémen, la Tunisie est confrontée à son propre ensemble de difficultés face à cette question. La période qui a précédé, suivie de la révolution de 2011 en Tunisie a été un défi, avec la période prérévolutionnaire marquée par des restrictions des libertés ainsi qu’un taux de chômage élevé. La transition vers la démocratie se poursuit, après l'adoption d'une nouvelle Constitution en janvier 2014 et les élections législatives et présidentielles démocratiques en octobre et décembre 2014.

Après les actes terroristes du Musée du Bardo du mois de mars 2015 et la récente attaque à Sousse à la fin du mois de juin, tout le pays est préoccupé par ces évènements. Cette situation est exacerbée par l'impact économique négatif de ces attaques, notamment pour le secteur touristique. Un état d'urgence a été décrété le 4 juillet en réponse à ces circonstances pendant la visite du Groupe de travail.

Bien que le phénomène de combattants étrangers ne soit pas nouveau, avec un certain nombre de Tunisiens ayant rejoint les conflits en Afghanistan, en Irak, en Tchétchénie et en Bosnie par le passé, le phénomène s’est amplifié actuellement d’une manière précédemment inégalée. En outre, la période de 2011 à 2014 a été marquée par une importante instabilité politique et des contrôles rigoureux n’ont pas été mis en œuvre par le Gouvernement sur les activités connexes. Actuellement, il a été rapporté que le nombre de combattants étrangers en Tunisie est l'un des plus élevés parmi ceux qui voyagent pour se rendre dans les zones de conflits comme la Syrie et l’Irak. Nous avons été informés du fait que quelque 4.000 Tunisiens se trouvent en Syrie, entre 1000 et  1500 en Libye, 200 en Irak, 60 au Mali et 50 au Yémen. Actuellement, quelques  625 combattants qui sont rentrés des zones de conflits sont poursuivis en justice. La plupart des combattants auraient rejoint des groupes takfiri ou d'autres groupes extrémistes.

Un des éléments auxquels le Groupe de travail s’est particulièrement intéressé est la question de la motivation des personnes qui voyagent pour rejoindre les groupes extrémistes à l'étranger. En Tunisie, nous avons été informés à plusieurs reprises que les facteurs de motivation qui expliquent le nombre élevé de combattants étrangers Tunisiens sont à la fois complexes et variés. Parmi ceux-ci on trouve des facteurs idéologiques, politiques et religieux, les gains financiers, les conditions économiques et sociales ainsi qu’avoir un but et un sentiment d'appartenance. La majorité des Tunisiens qui voyagent pour rejoindre des groupes extrémistes à l'étranger semblent être jeunes, souvent âgés de 18 à 35 ans. Certains de ces jeunes personnes viennent de milieux socio-économiques défavorables,  mais il y a aussi ceux qui sont issus de la classe moyenne et les classes les plus aisées de la société. Nous avons également été informés de professionnels qui offrent leurs compétences aux groupes extrémistes et que certains semblent avoir été à tort attirés par les récits de bravoure et d’exaltation. Selon les témoignages, les femmes qui représentent un petit nombre, ont peut-être également rejoint ces groupes pour des raisons similaires, ainsi que pour des raisons humanitaires ou personnelles afin de rejoindre leurs maris et leurs partenaires. Le Groupe de travail a également été informé du phénomène croissant de familles entières qui se déplacent vers les zones de conflit.

Un de ces facteurs, ou une combinaison de plusieurs d’entre eux, peuvent être pertinents, rendant ainsi les profils des combattants étrangers assez variés. Par conséquent, les efforts pour résoudre ce phénomène doivent donc être holistiques, à facettes multiples et stratégiques.

Nous avons été informés que les méthodes de recrutement sont également variées. Le processus de recrutement est souvent rapide, et de plus en plus sophistiqué. En ce qui concerne la radicalisation, nous avons été informés que les membres des groupes extrémistes locaux ont fondé des centres qui ont facilité le recrutement et le soutien aux groupes tels que les groupes ‘takfiri’  comme ISIS. Le processus de recrutement aurait également impliqué des groupes terroristes étrangers actifs dans le pays. Certains pensent que le financement est important, avec de grandes entrées d’argent en provenance de certains pays, comprenant le financement d’ONG et d’organisations prétendument caritatives, de certains partis politiques, du voyage, des médias sociaux, et des familles des combattants étrangers. Certaines mosquées auraient aussi été financées de la même manière.

La situation de certaines mosquées est particulièrement préoccupante. Nous avons appris que, malgré l'existence d'un système d'enregistrement des mosquées et d'accréditation des imams, quelque 400 mosquées ne sont pas sous le contrôle direct de l'État. Dans de telles situations, il a été rapporté que des imams extrémistes et parmi les plus radicaux ont chassé les imams existants et ont diffusé une idéologie extrémiste. Nous félicitons le Gouvernement pour les efforts déployés afin de lutter contre ces activités. Nous avons appris que quelques 80 mosquées qui n’étaient pas sous le contrôle de l’Etat ont été fermées à la suite de l'incident de Sousse et nous invitons les autorités à continuer cette vigilance.

Des mesures devraient être prises en conformité avec les normes internationales pour aborder l'incitation à la haine dans les médias sociaux et les sites qui glorifient la violence et l'extrémisme.

A cause de l’exposition directe et la participation sur internet, les jeunes sont exposés à une idéologie extrémiste et sont encouragés à joindre la « cause ». On nous a rapporté que l'un de ces aspects comprend le refus de tenir compte de l'avis et respecter les ordres des parents et des autorités. Le Groupe de travail a également été informé de cas de professeurs qui endoctrinaient leurs élèves ainsi que l’importance de la radicalisation dans les prisons. La vulnérabilité sur plusieurs niveaux dont la proximité physique, la vulnérabilité socio-économique, psychologique et financière sont un terrain fertile qui apparemment a facilité la manipulation et le recrutement. Les mesures gouvernementales doivent donc être adaptées à chacune de ces facettes : la lutte contre l'idéologie extrémiste, la mise en place de canaux alternatifs de soutien à la cause humanitaire syrienne, cibler les groupes marginalisés pour la sensibilisation et la fourniture de services, tout en œuvrant pour offrir des opportunités d'emploi et de formation professionnelle, et le renforcement de l’identité communautaire au niveau individuel , de la famille, ainsi qu’au niveau local et national.

Les réseaux sophistiqués de voyage opèrent pour recruter à travers les frontières non contrôlées, et parfois dans des zones où le commerce parallèle de marchandises illégales et la traite des personnes ne peuvent pas être contrôlées efficacement. Les témoignages ont documenté que les chemins pris pour assurer le déplacement des recrues comprennent le passage par la Libye, puis la Turquie puis le passage en Syrie par la frontière à Antakya. Moins fréquemment, le passage se ferait directement de la Tunisie vers la Turquie. Nous avons été informés que le transit de la Tunisie vers la Libye est en diminution, tandis que plus de combattants passent maintenant par le Maroc, l'Algérie et la Serbie, dans la mesure où ces pays n’exigent pas de  visas de voyage pour les ressortissants tunisiens.

Il nous a été rapporté que les recruteurs dans ces réseaux sont bien payés - un chiffre avancé est celui de US$3000 à US$10000  par nouvelle recrue, en fonction des qualifications de la personne recrutée. Le rôle de l'argent varie donc apparemment selon le stade du recrutement et le statut du combattant étranger: Ceci est d'un intérêt particulier pour le Groupe de travail sur l'utilisation de mercenaires.

On nous a raconté à plusieurs reprises que de nombreux combattants étrangers suivent une formation en Libye avant d'aller en Syrie, et que l'instabilité en Libye est à l’origine de nombreuses activités de soutien derrière l’augmentation, la formation, et le déplacement des combattants étrangers par ce pays. La résolution du conflit et la solution politique dans ce pays seraient donc très favorables aux efforts antiterroristes de la Tunisie. Tous les efforts doivent se concentrer sur le dialogue et la résolution pour  faire face à ce qui est de plus en plus un problème régional. Dans les zones de conflit, on rapporte que plusieurs combattants étrangers sont impliqués dans les hostilités directes ou dans les combats, et sont donc déclarés comme auteurs de violations des droits de l'homme tels que la torture, le droit à la vie et à l'intégrité physique.

Nous avons appris que certains rapatriés des zones de conflits à l’étranger reviennent en Tunisie secrètement, avec un certain nombre se déclarant faussement morts. Certains pourraient être revenus afin de mener des activités terroristes au nom de groupes extrémistes et takfiris basés en Libye, en Syrie ou d'autres pays. Le Groupe de travail a également été informé de la situation de quelques rapatriés qui, après avoir regretté leur décision d'adhérer à un conflit à l'étranger, cherchaient à revenir ou reviennent en Tunisie. On nous a raconté que beaucoup d'entre eux sont traumatisés et isolés. Nous étions donc très heureux d’entendre parler des efforts des autorités pour prendre en considération des solutions alternatives aux poursuites judiciaires pour les combattants rapatriés, y compris les approches sociales, culturelles et religieuses. Dans cette veine, nous recommandons que le Gouvernement envisage des mesures punitives et sociales équilibrées, afin de trouver des réponses  à l’origine même et aux causes structurelles du phénomène de combattants étrangers. Ces rapatriés pourraient également être utilisés pour fournir des témoignages et des contre-récits aux messages d'incitation diffusés par les recruteurs en utilisant des canaux de communication sophistiqués ainsi que les médias sociaux.

Nous avons été mis au courant tout au long de nos réunions qu'il n'y a pas encore de stratégie nationale spécifique, ni un plan d'action pour contrer le phénomène de combattants étrangers. La mesure prise par le Gouvernement tunisien le 4 juillet en déclarant  l'état d'urgence pour une période renouvelable de 30 jours, est une mesure immédiate pour assurer la sécurité et un meilleur contrôle. Compte tenu de la suspension de certaines libertés dans le cadre de cette déclaration, y compris les restrictions potentielles sur la liberté de circulation, la liberté de réunion et la liberté d'expression ainsi que l'application possible de la peine de mort, nous demandons instamment que les autorités mettent en œuvre ces mesures en conformité avec les normes et les standards internationaux.

Nous avons été heureux d'apprendre des efforts visant à renforcer le contrôle à l'aéroport et au niveau des frontières, y compris l’arrestation de membres de réseaux de recrutement. Les efforts du Gouvernement pour déplanter les groupes extrémistes opérant en Tunisie est également louable. Le décret-loi n ° 2011-88 de Décembre 2011 est également important comme initiative visant à cibler les organisations extrémistes opérant sous le couvert d'organisations caritatives. Nous demandons instamment d’impliquer activement la société civile dans une approche holistique pour lutter contre le phénomène de combattants étrangers.

Au cours de notre visite, nous avons également été informés que, pour répondre à la menace, certaines autorités de l'Etat ont entrepris une surveillance étendue ainsi que d'autres mesures et procédures significatives. Nous demandons instamment la pleine application de la législation nationale et les normes internationales des droits de l'homme par le Gouvernement. À cet égard, nous notons avec satisfaction les efforts déployés dans la formation sur les droits de l’homme pour ceux impliqués dans l'application de la loi.

Nous comprenons qu'un projet de loi organique contre le terrorisme et le blanchiment d'argent est actuellement débattu par le Parlement et devrait être adopté avant le 25 juillet. Nous espérons que le contenu du projet de loi reflète la vaste consultation avec toutes les parties prenantes et la pleine application des normes internationales des droits de l'homme, y compris les questions liées à l'usage excessif de la force, de la torture, la détention arbitraire, le procès équitable, et le droit à la vie privée ; et que le processus ne devrait cependant pas être indûment influencé  par la pression des acteurs publics, politiques et internationaux.

En effet, le niveau international est important pour contrer cette menace transnationale et mondiale. Nous avons appris des fonctionnaires du Gouvernement que l'application nationale de la Résolution 2178 du Conseil de sécurité des Nations Unies sur les combattants terroristes étrangers est envisagée. Nous sommes particulièrement encouragés d'entendre un fonctionnaire observer que la résolution devrait être plus claire et spécifique, un avis partagé par le Groupe de travail. A cet égard, nous vous conseillons vivement que toute application de la résolution soit menée dans le plein respect de toutes les normes internationales des droits de l’homme dans la lutte contre le terrorisme et les efforts pour assurer la sécurité.

Il a été porté à notre attention que la poursuite des individus arrêtés sur la base d’accusations liées à leur activité en tant que combattants étrangers est souvent contrariée par le manque de preuves. Nous croyons que le cadre de la coopération internationale sur le partage des preuves entre les pays sera une étape essentielle dans la confirmation de la responsabilité des personnes actives dans, ou soutenant les réseaux de combattants étrangers.

De même, nous avons été informés que le Gouvernement ne dispose pas de ressources et de moyens matériels nécessaires pour améliorer et moderniser ses services afin de répondre efficacement à la menace terroriste. Nous recommandons donc que les efforts de la communauté internationale soient soutenus, d’envergure et coordonnés afin de fournir le soutien et l’assistance technique nécessaires ainsi le renforcement des capacités du Gouvernement Tunisien dans les efforts de lutte contre ce fléau.

Nous concluons en réitérant que compte tenu de la complexité du phénomène des combattants étrangers, les efforts pour l'aborder doivent être globaux, holistiques, comprenant plusieurs dimensions ainsi que stratégiques. Un plan stratégique national, en tant que cadre pour le projet de loi organique contre le terrorisme et le blanchiment d'argent, doit donc répondre à la diversité des profils et des méthodes de recrutement et doit avoir des effets immédiats, à moyen et long terme, tout en veillant à l’équilibrer entre les mesures répressives et sociales, tout en s’assurant de l’adoption des standards des droits de l'homme et tous ses éléments.

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