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Déclarations Procédures spéciales

Discours du Rapporteur Spécial sur le droit à l’éducation à la fin de sa visite en Tunisie (30 avril- 9 mai 2012)

09 Mai 2012

Mesdames et Messieurs de la presse nationale et internationale,
Distingués participants,
Chers amis,

J’aimerais tout d’abord remercier chacun de vous de consacrer de son temps à cette conférence de presse, dont l’objectif  premier est de rendre le grand public attentif aux conclusions préliminaires de la mission officielle que j’ai entreprise en Tunisie, du 30 avril à ce jour. Mesdames et messieurs les journalistes, merci de vous êtres déplacés.

Je voudrais ensuite remercier le Gouvernement de la République de Tunisie, pour m’avoir invité à conduire cette mission. Cette mission visait à examiner l’état du droit à l’éducation en Tunisie. Elle consistait aussi à examiner les obstacles, contraintes et limites à l’exercice de droit, avec un accent particulier sur la non-discrimination et l’égalité, mais aussi la qualité de l’éducation offerte, ainsi que la manière dont l’éducation répond aux priorités de développement du pays. L’invitation que m’a adressée le Gouvernement  témoigne de l’attachement de l’Etat à l’importance de ce droit en cette période de transition, et, d’une certaine manière, à celle des droits de l’homme en général. Pendant chacune des phases de ma mission, c’est à dire aussi bien pendant sa préparation que pendant sa conduite, le Gouvernement a fait preuve d’une grande volonté d’échanger, ainsi que d’une ouverture remarquable. Je saisis cette occasion publique pour lui marquer mon appréciation.

Pendant ma mission, j’ai rencontré des autorités nationales au plus haut niveau : ministres responsables de l’éducation et des droits de l’homme; hauts fonctionnaires au niveau technique; agents des ministères concernés; enseignants; élèves; et étudiants. J’ai aussi eu l’honneur de discuter avec le président de la Commission de l’Education de l’Assemblée Constituante; Assemblée Constituante  investie de la haute mission de doter la Tunisie d’une nouvelle loi fondamentale. J’ai également visité des institutions d’enseignement de base, d’enseignement secondaire et d’enseignement supérieur. D’autre part, j’ai eu des entretiens avec certains des partenaires au développement de la Tunisie, afin de recueillir leur point de vue sur l’état de mise en œuvre du droit à l’éducation dans ce pays.  Naturellement, j’ai parlé avec des organisations de la société civile, et avec de  nombreux autres acteurs. C’est le lieu de remercier, une fois de plus, les personnes qui ont accepté de me rencontrer,  pour la qualité de nos échanges et leur ouverture d’esprit.

Cette mission vient à point nommé pour rappeler aux autorités tunisiennes l’importance de placer les droits de l’homme et le droit à l’éducation au cœur des réformes historiques qui sont en cours dans le pays, depuis la Révolution. Si la Tunisie manque ce rendez-vous unique, si la Tunisie faillit à assurer dans sa nouvelle Constitution et dans ses nouvelles lois, les plus hauts standards de protection des droits de l’homme,  en particulier du droit à l’éducation, alors la Tunisie aura manqué cette opportunité historique.

Mesdames et messieurs les journalistes, chers amis de la presse,

En tant que membre de la communauté internationale, la Tunisie a décidé de s’obliger à réaliser le droit à l’éducation au profit de toutes les personnes se trouvant sous sa juridiction, et de le faire sans discrimination aucune, en assurant à tous l’égalité des chances. Cette décision s’est exprimée par l’acte de ratification de nombreux traités, y compris le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, et les Charte arabe des droits de l’homme. A ce titre, l’Etat tunisien est lié par une obligation positive de mettre en œuvre, au maximum des ressources disponibles, toutes les mesures possibles pour la réalisation progressive du droit à l’éducation. Où en est-on à cet égard ?

Je voudrais reconnaître les efforts admirables accomplis par les gouvernements successifs de la Tunisie pour la réalisation du droit à l’éducation. Dès l’indépendance, priorité a été donnée à ce secteur de la vie nationale. La Tunisie s’est ainsi dotée, dès sa première constitution, de règles en faveur de l’éducation. Elle a par la suite adopté des lois sur l’éducation, notamment dans le domaine de l’éducation de base en 2002 et de l’enseignement supérieur en 2008. La loi de 2002  prévoit entre autres que l’éducation doit être de qualité et gratuite, accessible à tout tunisien âgé de 6 à 16 ans. Quant à la loi l’enseignement supérieur, elle tente un effort de modernisation, en organisant le système de « Licence, Maitrise et Doctorat (LMD), mettant l’accent sur la recherche et le professionnalisation de l’enseignement supérieur.

Grâce à tout cela, les taux d’accès à l’éducation à tous les niveaux dans le pays sont bons. Le niveau de réalisation des objectifs de l’Education Pour Tous (EPT) et des Objectifs du Millénaire pour le Développent, en particulier les objectifs 2 – concernant l’éducation pour tous au niveau primaire et 3 sur la parité d’accès à l’éducation entre les filles et les garçons- sont très avancés. La scolarisation des filles a atteint des niveaux remarquables, comme en  témoigne le taux actuel de leur enrôlement à l’Université : près de 60% des étudiants tunisiens sont en effet des étudiantes. Les ressources budgétaires consacrées à l’éducation en Tunisie ont été de l’ordre d’un tiers du budget national dès l’indépendance, et actuellement, selon les données fournies par le Gouvernement, l’éducation absorbe plus de 14% du budget total de l’Etat. Pour ces succès, j’aimerais adresser mes félicitations à l’Etat tunisien.

Aujourd’hui, il s’agit donc pour le Gouvernement de préserver les acquis, tout en s’armant pour faire face aux défis actuels et à venir. Les succès énumérés plus haut ne doivent pas cacher certaines réalités, qui risquent de compromettre les efforts déjà accomplis, si des stratégies nationales ne sont pas mises en place pour faire face à ces défis.

  • Le système éducatif tunisien souffre aujourd’hui de disparités régionales, et de disparités entre les centres urbains et le monde rural. L’accès à l’éducation est inégal entre les Gouvernorats. Ainsi, le taux net de scolarisation dans des régions comme Le Kef et Kasserine se situent loin en dessous de la moyenne nationale, alors que d’autres zones enregistrent un taux de presque 100%. Cela exige une action urgente de l’Etat, afin que cette situation soit corrigée.
  • L’accès à l’éducation pour les personnes les plus défavorisées et les groupes marginalisés doit aussi être améliorée, tant il est inférieur (aussi bien quantitativement que qualitativement) à celui des populations nanties. Au cours de ma mission, j’ai visité des lycées recevant une attention soutenue de l’Etat, mais j’ai également vu des établissements situés dans des zones délaissées, auxquels l’Etat porte une moindre attention. Si la Tunisie désire une plus grande égalité des chances pour ses enfants, alors elle doit mettre en place des mesures spéciales pour faciliter l’accès à l’éducation des franges les plus vulnérables de sa population. Cela est urgent aussi pour les enfants porteurs de handicap.
  • L’Etat de Tunisie doit aussi, de toute urgence, répondre à l’impératif de la qualité de l’éducation. Cette réponse participerait de manière significative à lutter contre le chôme endémique des jeunes diplômés, qui, aujourd’hui, est d’environ 20%. Des diplômes ne doivent être délivrés qu’aux personnes en remplissant vraiment les critères, et ayant justifié d’un niveau adéquat. Il faut impérativement sortir du piège consistant à sacrifier la qualité sur l’autel de la quantité. De même, l’enseignement technique et professionnel doit être valorisé et intégré à l’enseignement général à tous les niveaux, y compris au niveau supérieur.  Le recrutement d’enseignants qualifiés et leur formation continue étant un vecteur fondamental de la qualité de l’éducation, il importe que le Gouvernement mette un accent particulier à améliorer les critères de sélection des enseignants et leur statut professionnel. Cela contribuerait à apporter une solution au niveau préoccupant d’abandon scolaire à tous les niveaux.
  • Afin d’apporter une solution au chômage des jeunes,  la formation technique et professionnelle nécessite une réforme en profondeur, et exige une attention plus particulière du gouvernement.   Une telle amélioration devrait consister en une intégration de l’enseignement technique et professionnel à l’enseignement général, et offrir aux élèves de l’enseignement technique et professionnel des possibilités d’intégrer des niveaux plus élevés de formation, comme je l’ai indiqué tout à l’heure. L’Etat devrait aussi engager des campagnes visant à améliorer le prestige social et la valorisation de l’enseignement technique et professionnel, ainsi que de ses débouchés. La massification doit donc concerner aussi et surtout l’enseignement technique et professionnel.
  • Dans le même ordre d’idées,  la nécessité s’impose d’établir un cadre institutionnel organisant la collaboration entre l’enseignement et le monde du travail, de sorte non seulement à assurer que les curricula sont conformes aux besoins de la société et de l’économie, mais aussi aux objectifs prioritaires de développement de la Tunisie. Les apprenants doivent avoir l’opportunité d’être confrontés, au cours de leur formation, aux réalités de la vie professionnelle, à travers une expérience dans les entreprises et PME.
  • A propos de l’éducation préscolaire, il importe aussi que le Gouvernement s’implique davantage. Sur les institutions de la petite enfance opérant en Tunisie, seulement environ 5% sont publiques. Cet état de faits porte le potentiel de mettre l’éducation préscolaire hors de portée des classes les plus défavorisées. De plus, il importe que le Gouvernement agisse avec plus de fermeté contre les associations qui en réalité opèrent dans l’illégalité, en offrant une éducation préscolaire sans cahier de charges ou sans se conformer au curriculum validé par les autorités compétentes.  Il est à signaler que certaines institutions de la petite enfance opèrent sous le couvert d’associations de la société civile en contournant le cadre juridique établi par la loi en vigueur.  Ces institutions  dispensent un enseignement religieux non-conforme aux règles et programmes établis par le service public de l’éducation. Les enfants qui fréquentent ces institutions font l’objet d’un endoctrinement qui risque de faire écran à la tolérance et l’acceptation de la diversité. Là aussi, il urge d’agir !
  • Les libertés académiques ont souffert pendant ces derniers mois en Tunisie : au nom d’un certain extrémisme religieux, il y a eu des épisodes ou des facultés ont été occupées ; des enseignants, violentés ; et les enseignements, suspendus. Une société démocratique, basée sur l’Etat de droit et le respect des droits de l’homme exige que toutes les idées puissent s’exprimer, surtout dans les milieux académiques.  Toute violence et toute incitation à la violence est inacceptable. Il importe que l’Etat assure la sécurité des enseignants et des étudiants, et que les uns et les autres puissent s’exprimer, enseigner, et mener leurs recherches en toute indépendance. Je voudrais donc appeler le Gouvernement à s’acquitter, chaque fois que nécessaire, de son obligation de garantir les libertés académiques, l’autonomie des universités et le pluralisme des idées en milieu académique. Les jeunes extrémistes doivent être mieux encadrés afin d’assimiler les valeurs de tolérance et d’ouverture.
  • La gratuité de l’éducation, systématiquement proclamée, n’est cependant pas entière, tant les coûts indirects (transport, fournitures scolaires etc.) sont parfois inaccessibles pour les familles les plus démunies. J’appelle l’Etat à assurer une gratuité plus vraie de l’éducation, spécialement de l’éducation de base.
  • Sur le financement de l’éducation, j’invite le Gouvernement à accorder plus d’importance aux infrastructures éducatives et à leur entretien, en particulier dans les établissements dédiés à l’éducation technique et professionnelle.  Par ailleurs, les régions défavorisées et les populations pauvres et marginalisées doivent bénéficier d’un traitement particulier dans l’allocation des ressources budgétaires, afin que leur accès à l’éducation et leur longévité dans le système éducatif soi assuré. Quoique la portion du budget national (plus de 14%, comme indiqué plus haut) consacrée à l’éducation soit déjà appréciable, il est fondamental que des ressources suffisantes soient allouées aux dépenses  d’investissements dans l’éducation (je le dis par opposition aux dépenses de fonctionnement).
  • La fuite des cerveaux constitue un défi important pour la Tunisie, où ne reviennent que certains des étudiants qui reçoivent une bourse pour étudier à l’étranger. L’Etat doit travailler à les faire revenir, en leur garantissant des conditions socioprofessionnelles, ainsi que des perspectives de qualité. 

Mesdames et messieurs de la presse,

L’avenir de la Tunisie est potentiellement plein de promesses.  Pour les réaliser, il est primordial que l’importance du droit à l’éducation comme levier du développement soit pleinement reconnue et qu’un accent particulier soit mis sur la nécessité de renforcer l’éducation à la citoyenneté, dans le processus de démocratisation actuel. Il importe que la Constitution à venir préserve les acquis, et les valorise -  en reconnaissant pleinement le droit fondamental de tous les tunisiens à l’éducation, qui est non seulement un droit en soi, mais aussi un moyen essentiel pour l’exercice de tous les autres droits de l’homme. La nouvelle Constitution doit aussi consacrer des valeurs universelles de droits de l’homme, et assurer les principes d’égalité et de non-discrimination dans la reconnaissance, l’exercice et la jouissance de ces droits, dans le respect de la de la diversité culturelle. La nouvelle Constitution doit aussi mettre en place les mécanismes de protection et justiciabilité des droits de l’homme. Les principes de non-discrimination et d’égalité doivent ainsi se trouver au cœur non seulement de la Constitution, mais aussi des politiques publiques.

En se fondant sur les bases constitutionnelles, la législation nationale concernant l’éducation doit être modernisée. Le cadre juridique du droit à l’éducation ainsi mis en place doit préserver les acquis et les renforcer. Je souhaite qu’il intègre la notion d’éducation comme bien public. L’intérêt général doit absolument être préservé dans l’éducation, qui est une cause noble.

Je crois qu’un projet d’établissement d’une instance constitutionnelle en charge de l’éducation est en ce moment-même à l’étude. Je voudrais l’encourager, mais insister aussi sur ce qu’elle doit être dotée d’un mandat bien défini, lui permettant de jouer un rôle de locomotive en matière d’éducation. Une telle instance pourrait donner les grandes orientations pour la modernisation de la législation. De plus, elle pourrait inspirer l’élaboration et la mise en œuvre des politiques et stratégies éducatives. Elle devra travailler en toute indépendance, et être sensible au droit à l’éducation, dans toutes ses dimensions, ainsi qu’aux  droits de l’homme en général ; de même qu’aux objectifs de développement de la Tunisie.

C’est l’avenir de la Tunisie qui est en jeu. Les enfants et la jeunesse sont l’avenir. Leur donner une éducation de qualité, conforme aux exigences du droit à l’éducation, est l’investissement le plus sûr. 

Merci de votre attention.

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