Déclarations Enquête indépendante
Compte-rendu oral du Groupe d’éminents experts sur le Yémen à la, 46e session du Conseil des droits de l’homme
25 février 2021
Point 2
Allocution de M. Kamel Jendoubi
Président du Groupe d’éminents experts sur le Yémen
Genève, 25 février 2021
Version originale : texte en anglais
Madame la Présidente,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
Au nom de mes co-experts, j'ai le privilège de présenter ce briefing conformément à la demande formulée par le Conseil dans sa résolution 45/15 du 6 octobre 2020.
Depuis que nous avons présenté notre dernier rapport en septembre 2020, plusieurs événements se sont produits. Avant de commencer par ceux qui affectent directement la mise en œuvre de la présente résolution, comme cela nous a été demandé, nous voudrions remercier la Coalition et les autorités de fait pour leurs réponses à notre rapport qui ont été dûment prises en considération.
Vous vous souviendrez que ce Conseil a prolongé notre mandat d'une année supplémentaire et l'a substantiellement élargi à plusieurs égards. Malgré ce mandat élargi, le Groupe d'experts n'a pas été doté des ressources humaines et matérielles nécessaires pour le mener à bien, principalement en raison de la crise de liquidités du budget ordinaire des Nations Unies. Que ce soit le cas, à mi-parcours de notre mandat actuel, est totalement inacceptable et envoie le mauvais message aux personnes qui souffrent au Yémen à un moment où elles ont besoin de tout le soutien que la communauté internationale peut rassembler.
La guerre au Yémen entrera bientôt dans sa septième année et ne montre aucun signe de ralentissement. Tragiquement, alors que le conflit se poursuit, les violations des droits de l'homme et du droit international humanitaire continuent d'être perpétrées à un rythme et à une échelle alarmants. Au cours des mandats précédents, étant donné l'ampleur et le nombre des violations qui se produisent sur le terrain, le Groupe d'experts a dû donner la priorité à l'examen de diverses catégories de violations et de nombreux incidents en fonction de leur gravité, de leur intensité et de leur importance. Le retard actuel dans la mise en place du Secrétariat, dû à la crise de liquidités du budget ordinaire des Nations Unies et au gel du recrutement qui en découle, a encore gravement entravé notre capacité à nous acquitter de notre mandat.
Le Groupe reste gravement préoccupé par le très lourd tribut que le conflit fait payer aux civils. L'impossibilité de parvenir à un accord de paix permanent et global a plongé les Yéménites dans un bourbier sanglant, dont les effets négatifs sont exacerbés par la détérioration de la situation économique et politique.
Bien que l'échange de 1 056 prisonniers entre le gouvernement du Yémen et les autorités de fait en octobre 2020 représente un développement positif, il démontre également l'ampleur de la campagne menée par les parties au conflit contre les civils, telle que mesurée par leurs pratiques de détentions et de disparitions forcées. Les femmes, tenant des photographies de leurs parents disparus, sont devenues une image prégnante de la souffrance au Yémen. Une image qui en dit long sur la gravité de la violation des disparitions forcées : l'enlèvement d'un père, d'un mari, d'un frère ou d'un fils, la recherche désespérée de leur lieu de résidence par les canaux officiels et non officiels, et la misère de ceux qui sont laissés derrière eux.
Sur le plan politique, la formation d'un gouvernement fruits d’une négociation entre le gouvernement yéménite reconnu internationalement et le Conseil de Transition du Sud (CTS) a été une étape importante vers la paix au Yémen, bien qu'elle ait eu lieu environ treize mois après la conclusion de l'Accord de Riyad de 2019. Malheureusement, le gouvernement nouvellement formé est dépourvu de toute représentation féminine. À notre connaissance, c'est la première fois en vingt ans qu'aucune femme n'a été nommée au gouvernement.
Le Groupe a été consterné par le fait que, alors que le gouvernement nouvellement formé atterrissait à l'aéroport international d'Aden le 30 décembre 2020, plusieurs missiles ont frappé l'aéroport, tuant au moins 25 personnes et en blessant 110. Cette attaque témoigne du mépris constant du droit international humanitaire et des droits de l'homme qui caractérise la guerre en cours.
Sur le plan militaire, depuis la présentation de notre dernier rapport, les affrontements armés ont continué à faire rage sur un grand nombre de fronts différents s'étendant à de nouvelles zones. Les civils sont les principales victimes d'un cycle de violence qui ne cesse de s’amplifier.
Ces dernières semaines, alors que des combats acharnés se sont concentrés autour du gouvernorat du nord et de la ville de Mareb, les combats entre les forces gouvernementales yéménites et les autorités de facto de la ville de Taëzz et du gouvernorat d'Hodeïda ont continué. Alors que la guerre se poursuit au Yémen, les civils continuent de tout perdre, leur maison, leurs moyens de subsistance, leur vie. En 2020, 172 000 personnes (28 659 familles) ont été déplacées, dont environ la moitié sont des femmes. On estime que 82 % des déplacements sont dus au conflit, en particulier dans les gouvernorats de Mareb, Al-Hodeïda, Dhalea, Taëzz, Jaouf et Hadramout. En outre, la récente escalade des hostilités dans le Mareb a forcé de nouveau environ 54 500 personnes supplémentaires à fuir leurs foyers.
L'ampleur des attaques, l'armement utilisé et le nombre de victimes qui en résulte ont certains points communs, que les attaques soient commises par le gouvernement du Yémen, la Coalition ou les autorités de fait. En aucun cas, les parties belligérantes n'ont fait preuve d'un véritable engagement envers leurs obligations conformes au droit international de prendre toutes les précautions possibles lors des attaques, et d'éviter ou de minimiser les pertes en vies humaines dans la population civile, les blessures aux civils et les dommages aux biens de caractère civil.
Les parties belligérantes au Yémen continuent de priver les civils de leur droit d'accès à des soins médicaux abordables, notamment en poursuivant leurs attaques contre les hôpitaux et les unités médicales et en prenant pour cible le personnel de santé. Alors que la pandémie liée au COVID-19 se répand dans tout le pays, le Yémen est confronté à une urgence dans l'urgence, car la moitié restante des établissements de santé qui sont opérationnels au Yémen sont sous-équipés pour faire face à la maladie.
Le Groupe d'experts reste gravement préoccupé par la situation humanitaire désastreuse du Yémen et par la manière dont le comportement des parties l'exacerbe. Il n'est pas surprenant que les acteurs humanitaires publient des chiffres de plus en plus alarmants sur la "pire crise humanitaire au monde" que connait le Yémen. Compte tenu du manque de financement de l'aide humanitaire internationale pour le Yémen, la crise humanitaire, déjà désastreuse ne fait que s'aggraver.
Les enfants du Yémen continuent d'endurer la misère d'une guerre infligée par les parties au conflit, aidées par d'autres États. Leur sort a été largement ignoré de la communauté internationale. On prévoit que près de 2,3 millions d'enfants de moins de 5 ans au Yémen souffriront de malnutrition aiguë en 2021. Parmi ces enfants, 400 000 devraient souffrir de malnutrition aiguë sévère et ils risquent de mourir s'ils ne reçoivent pas un traitement urgent.
Si la suspension par la nouvelle administration américaine de la décision de qualifier les autorités de fait d’organisation terroriste étrangère (FTO) est une étape importante pour garantir la poursuite de la fourniture de l'aide humanitaire, nous réitérons notre appel à la communauté internationale pour qu'elle agisse d'urgence afin d'accroître le soutien financier qui contribuera à prévenir la famine au Yémen.
Le Groupe d'experts est consterné par le rétrécissement de l'espace démocratique et l'absence de libertés fondamentales qui se manifestent par des restrictions permanentes de la liberté d'expression, de la liberté de religion, de la privation arbitraire de liberté, des disparitions forcées et des intimidations de journalistes, de défenseurs des droits de l'homme et de membres de groupes minoritaires.
Le groupe d'experts est consterné par le fait que le navire Safer chargé de 1,1 million de barils de pétrole, est en danger imminent de rupture ou d'explosion. Si cela se produit, il en résultera une catastrophe écologique, économique et humanitaire d'une ampleur sans précédent pour le Yémen et l'ensemble du littoral de la mer Rouge.
Aujourd'hui, le Groupe d'experts réitère ce qui a été établi au cours de ses trois derniers mandats consécutifs : qu'il existe des motifs raisonnables de croire que toutes les parties au conflit au Yémen ont commis des crimes graves, violé le droit international des droits de l'homme et provoqué une crise humanitaire sans précédent. La situation s'est encore aggravée en raison de l'effondrement économique et des dommages permanents causés aux infrastructures publiques par la guerre. Si le Groupe d'experts se félicite des récentes décisions prises par l'Italie et les États-Unis concernant les exportations d'armes vers l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, outre la décision des États-Unis de mettre fin à leur soutien à ce qu'ils appellent les "opérations offensives" dans la guerre au Yémen, nous appelons tous les autres États qui continuent à fournir des armes à revoir leur position conformément aux exigences du droit international. Le Groupe appelle également tous les États tiers à contribuer pleinement aux négociations de paix en cours.
Plus que jamais, le peuple yéménite a besoin d'un engagement sans ambiguïté pour l'aider à instaurer une paix durable dans son pays. Cet objectif ne peut être atteint sans un soutien fort à l'État de droit et aux droits de l'homme, et doit être abordé par la communauté internationale de manière coordonnée, inclusive et intégrée, car les parties au conflit se sont montrées incapables de se conformer au droit international ou d'avoir le moindre égard pour la vie et la dignité des civils dans le pays.
À cette fin, je demande instamment au Conseil d'accélérer et d'intensifier les efforts diplomatiques pour obtenir un cessez-le-feu et contribuer à créer un cadre pour la négociation d'une paix globale et durable au Yémen.
Je vous remercie, Madame la Présidente