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Enquête indépendante

Dialogue interactif renforcé sur la situation du Kasaï

03 Juillet 2018

Présentation oralede M. Bacre Waly Ndiaye,
Président de l’Equipe d’experts internationaux sur la situation au Kasaï
Conseil des droits de l'homme,  Trente-huitième session

Genève, le 3 juillet 2018

Monsieur le Président, Excellences, Mesdames et Messieurs,

Au terme de huit mois d’enquête, l’Equipe d’experts internationaux sur la situation au Kasaï est aujourd’hui en mesure de vous présenter ses conclusions sur la mission qui lui a été confiée par le Conseil des droits de l’homme le 23 juin 2017. Le rapport se fonde sur plus de 500 entretiens avec des victimes et témoins des violences dans la région du Kasaï, ainsi que sur des informations provenant d’autres sources. Nous remercions la République démocratique du Congo pour nous avoir facilité nos visites et l’accès aux pays. Nous remercions surtout les victimes et les témoins qui ont accepté de nous relater leur expérience.

Nous sommes choqués par la situation catastrophique des droits de l’homme qui perdure dans la région du Kasaï. Sur la base des informations collectées, vérifiées et corroborées, nous avons des motifs raisonnables de croire que pendant la vague de violence qui touche le Kasaï depuis 2016, les forces de défense et de sécurité, la milice Kamuina Nsapu et les milices Bana Mura ont commis de nombreuses atrocités, y compris des meurtres, mutilations, viols et d’autres formes de violences sexuelles, et nous sommes d’avis que certaines des exactions commises par les FARDC et ces groupes constituent des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre, tels que définis par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, ainsi que des graves violations et atteintes aux droits de l’homme.

Il est certain que plusieurs milliers de personnes ont perdu leur vie dans le conflit au Kasaï. Je voudrais souligner que notre rapport ne reflète qu’une petite partie des actes et crimes commis au Kasaï, vu le très grand nombre d’allégations reçues par l’Equipe, et les difficultés d’accès dans une région où il n’y pratiquement pas de route. Dans certains cas, l’Equipe a dû renoncer à rencontrer des personnes en raison des craintes concernant leur sécurité.

La situation dans la région du Kasaï demeure complexe et les acteurs des violences sont multiples.

La milice Kamuina Nsapu majoritairement composée de personnes d’origine luba, est née d’un conflit de pouvoir coutumier et d’un mouvement « politico-coutumier » qui s’opposait aux autorités étatiques. La milice, qui invoque les pratiques, structures et légitimité du pouvoir coutumier, s’est très rapidement propagée grâce à un système de recrutement bien organisé, et la mise en place des tshiotas, ou foyers initiatiques, autour desquels la milice a organisé et planifié des opérations.

La réaction des forces armées de la République démocratique du Congo face à l’expansion de la milice Kamuina Nsapu a été brutale.

Les milices Bana Mura, composées en grande majorité d’hommes jeunes de l’ethnie chokwe, ont été créées localement à partir de février-mars 2017 dans la province du Kasaï, en réaction à l’arrivée des miliciens Kamuina Nsapu dans leurs zones. Il existe des liens plus ou moins étroits entre les forces de défense et de sécurité et les milices Bana Mura, et parfois ils ont conduit des opérations ensemble. Pourtant, nous n’avons pas reçu d’informations suffisantes qui permettent de conclure à l’existence d’une chaîne de commandement commune entre les différentes milices Bana Mura.

Au terme de notre enquête, nous avons conclu qu’à partir d’août 2016 il existait un conflit armé non international au Kasaï opposant les FARDC et la milice Kamuina Nsapu. La milice Kamuina Nsapu bénéficie d’un niveau d’organisation suffisant pour mener un conflit armé prolongé, avec notamment une capacité à recruter et à former des combattants, ainsi que la capacité de planifier et de lancer des opérations à grande échelle. L’intensité de la violence, était bien au-delà de simples troubles et tensions internes.

Monsieur le Président, Excellences, Mesdames et Messieurs,

L’Equipe a été frappée par l’ampleur et la brutalité des crimes commis par tous les acteurs dans la crise au Kasaï. Les violences ont touché toute la population ; Cependant les enfants ont été particulièrement affectés étant à la fois victimes et instruments des crimes commis. La milice Kamuina Nsapu a recruté massivement des enfants, souvent sous la contrainte, fréquemment très jeunes et utilisés en première ligne dans les combats, souvent non armés ou munis de bâtons. Il leur avait été dit que la magie les protègerait, mais de très nombreux enfants sont morts pendant les affrontements dans de multiples villages avec les FARDC, équipés d’armes automatiques, qui tiraient sans sommation, usant de la force de façon souvent disproportionnée. Les corps des victimes étaient souvent enterrés dans les fosses communes sur place, dont l’Equipe peut confirmer l’existence d’un très grand nombre, ou parfois entassés dans les camions par les militaires pour être enterrés ailleurs.

Des enfants recrutés par la milice Kamuina Nsapu ont été souvent enlevés, blessés, mutilés, retenus, parfois de nombreux mois, ou exécutés par la milice Kamuina Nsapu. La plupart d’entre eux ont été forcés de prendre part aux affrontements en première ligne. Ils ont été contraints de tuer.

Les femmes constituent également une grande part des victimes, y compris de viols et d’autres formes de violence sexuelle, particulièrement brutale, notamment dans les opérations porte à porte menées par les FARDC dans les zones urbaines ou dans les villages lors de la traque des personnes soupçonnées d’être associées à la milice Kamuina Nsapu.

Les attaques contre les villages par les FARDC, les milices Bana Mura et la milice Kamuina Nsapu ont forcé des centaines de milliers de personnes à fuir dans la brousse. Leurs pères, leurs maris ayant parfois été tués, les femmes se trouvaient souvent seules et vulnérables. Ces femmes dans la brousse se sont souvent trouvées face à des hommes des milices ou des forces armées qui leur ont laissé le choix entre mourir ou être violées. Choisir la vie, cela veut dire être violée non pas le plus souvent pas un seul homme mais par plusieurs, jusqu’à dix selon les témoignages des survivantes.

D’autres femmes ont été enlevées par des hommes appartenant aux milices Bana Mura et ont été réduites en esclavage, y compris sexuel, dans des fermes. Certaines de ces femmes et les enfants qui les accompagnent y sont toujours détenues, et nous savons où et par qui.

Les traumatismes physiques et psychologiques engendrés par cette situation demanderont une prise en charge à long terme.

Monsieur le Président, Excellences, Mesdames et Messieurs,

A partir du début 2017, le niveau de violence a augmenté de façon exponentielle, et  le conflit au Kasaï a pris une dimension ethnique notamment dans le territoire de Kamonia, de la province de Kasaï. Les violences de la milice Kamuina Nsapu dans cette zone contre la population civile ont été particulièrement cruelles. En mai, des hommes et des garçons du village de Mudjadja ont été enlevés par les miliciens Kamuina Nsapu et amenés au tshiota du village voisin de Diboko sous prétexte d’être initiés dans la milice. Sur place, au moins 186 hommes et garçons ont été décapités.

En réponse à l’arrivée des miliciens Kamuina Nsapu dans des zones de population majoritairement Chokwe, les milices Bana Mura ont mené des exactions contre la population Luba, soupçonnée de sympathie avec la milice Kamuina Nsapu. Des dizaines de personnes ont été tuées au cours de ces opérations de répression, parfois conduites ensemble avec les FARDC, et qui ciblaient clairement des Luba. Les corps des victimes ont été enterrés dans les fosses communes. Des villages entiers ont été incendiés.

De nombreux membres de la population Luba ont fui ces violences vers la ville de Tshikapa. Sur cette route, des éléments FARDC et des miliciens Bana Mura on mis en place de barrières dans l’objectif d’empêcher la fuite des Luba. Ceux qui pouvaient parler la langue Chokwe pouvaient les passer. De nombreuses exactions, dont des violences sexuelles et des exécutions sommaires, ont eu lieu à ces endroits.

L’Equipe d’experts est d’avis que les exactions commises par les milices Bana Mura contre les membres de l’ethnie Luba peuvent être qualifiées de persécution pour des motifs d’ordre ethnique et politique constitutives de crimes contre l’humanité.

Monsieur le Président, Excellences, Mesdames et Messieurs,

Un problème d’impunité très sérieux subsiste au regard de l’ampleur et de la gravité des crimes commis au Kasaï. Les informations recueillies par l’Equipe montrent que les auteurs présumés des violations et crimes commis au Kasaï font rarement l’objet de poursuites judiciaires. Ainsi, nous attribuons une grande place aux recommandations judiciaires, et un travail rigoureux et d’envergure reste à accomplir au plan judiciaire pour que les auteurs et commanditaires des crimes odieux liés à la vague de violence au Kasaï soient jugés, et que les très nombreuses victimes soient rétablies dans leurs droits. L’Equipe déplore la manque de progrès dans le procès judiciaire en cours concernant la mort des deux Experts de l’ONU, Zaida Catalán et Michael Sharp, et leur accompagnateurs congolais sont toujours portés disparus.

L’Equipe souligne aussi l’importance de s’engager dans un processus de justice transitionnelle visant à établir la vérité, et à apporter réparation aux victimes afin d’assurer la réconciliation.

Pour conclure, l’Equipe reste très préoccupée par la situation au Kasaï, où la milice Kamuina Nsapu est encore active, et des heurts entre FARDC et la milice continuent d’être rapportés et des villageois continuent de fuir leurs villages. Il appartient au Gouvernement congolais de prendre des mesures immédiates pour lutter effectivement contre l’impunité, avec le soutien des Nations Unies et d’autres partenaires, afin d’éviter une nouvelle spirale de violence au Kasaï. L’Equipe d’experts est d’avis que le Conseil reste saisi de la situation des droits de l’homme au Kasaï, et en particulier des efforts de lutte contre l’impunité et de réconciliation des communautés.

Je vous remercie de votre attention.