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Procédures spéciales

Discours de fin de mission de Mme Urmila Bhoola, Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et leurs consequences Mission au Niger (11-21 novembre 2014)

Du 11 au 21 novembre 2014, j’ai effectué une mission au Niger dans ma qualité de Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et leurs conséquences.

Je voudrais tout d’abord exprimer ma gratitude au Gouvernement du Niger pour l’invitation à visiter ce pays et pour leur coopération et assistance à assurer un accès illimité aux communautés et villages auxquels j’ai souhaité visiter. En particulier, je suis endetté envers le Ministère de la Justice pour son soutien dans la facilitation des réunions avec des parties prenantes clés.

Pendant ma mission, j’ai eu l’occasion de rencontrer le Premier Ministre, plusieurs ministres et les hauts fonctionnaires, les représentants des pouvoirs législatifs et judiciaires ainsi que les procureurs de l’état et d’autres responsables des services de l’application de la loi, des chefs religieux et traditionnels, des syndicats, des chercheurs, des membres du corps diplomatique et l’équipe de pays des Nations Unies.

Bien que la mission ait été basée principalement à Niamey, j’ai eu l’occasion de visiter les villages de Tillabéri et de Tahoua afin de discuter des questions relatives à mon mandat avec les autorités locales et les communautés et de connaître, de première main, leurs points de vue. 

Finalement, la réussite de la mission était en grande partie due à la logistique efficace et les ressources mises à ma disposition par le Coordinateur Résident des Nations Unies et le PNUD. 

Je suis reconnaissante à tous ceux qui ont contribué à la mission, notamment aux villageois à qui j’ai rendu visite qui ont pris le temps de m’expliquer les défis auxquels ils ont fait face et les mesures prises pour créer d’autres moyens de subsistance.  

Cette déclaration présente quelques observations préliminaires et propose quelques recommandations. Un rapport de ma mission au Niger avec des recommandations finales sera présenté au Conseil des droits de l’homme en Septembre 2015.

Cadre législatif et institutionnel

Le Gouvernement du Niger a démontré une volonté politique forte de traiter l’esclavage et les pratiques analogues à l’esclavage. Le Niger a ratifié la Convention de 1926 relative à l’esclavage ainsi que la Convention Supplémentaire de 1956 relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage. Le pays est également partie aux conventions internationales des droits de l’homme et aux conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) relatives au travail forcé et les pires formes de travail des enfants. 

En termes des obligations régionales, le Niger a ratifié la Charte de Banjul et est un Etat-membre de la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). En 2008, la Cours de Justice de la CEDEAO a tenu le Niger responsable de défaut de protection d’une citoyenne victime de l’esclavage (cas de Hadijatou Mani Koraou c. la République du Niger). J’ai eu la chance de rencontrer Mme Koraou.

Le Niger a mis en place un cadre juridique et institutionnel complet pour traiter l’esclavage et les pratiques analogues à l’esclavage. Pour ne citer que quelques composants:

  • La Constitution de 2010 précise à l’Article 14 que personne ne sera soumis à l’esclavage. La Constitution précédente de 1999, contenait une disposition similaire.
  • En 2003 le Niger a modifié le Code Pénal (Loi No. 2003-25) pour imposer des sanctions substantiels au crime d’esclavage et des délits d’esclavage. Une disposition essentielle du Code est la capacité juridique accordée aux associations qui ont un mandat de lutter contre « l’esclavage or des pratiques analogues », d’initier les poursuites criminelles contre les auteurs présumés. Le Code Pénal à l’Article 181 définit l’exploitation des enfants pour pratiquer la mendicité comme un délit.
  • En 2010 le Niger a adopté l’Ordonnance No. 2010-86, qui a établi les mécanismes institutionnels de lutte contre la traite des êtres humains, y compris pour l’esclavage et pour les pratiques esclavagistes. L’Ordonnance prévoyait la création de la Commission Nationale de Coordination et l’Agence Nationale de Lutte contre la Traite des Personnes, qui ont été mis en place à la suite de l’adoption des décrets y relatifs en 2012. Pour rendre opératoire cette Ordonnance, en juillet 2014, le gouvernement a adopté un Plan National d’Action quinquennal de Lutte contre la Traite des Personnes.
  • La Loi No. 2012-45 du 25 septembre, 2012 a mis à jour le Code du Travail, pour prévoir des protections supplémentaires des pratiques analogues à l’esclavage. Il interdit le travail forcé (Article 4), fixe l’âge minimum pour l’emploi des enfants et pour le travail dangereux et interdit, à l’Article 107, les pires formes du travail des enfants.
  • Une Commission Nationale des Droits de l’Homme a été établie au titre de la Loi No. 2012-44 et la lutte contre l’esclavage fait partie de son mandat.  

Des normes juridiques claires sont essentielles pour assurer le respect et l’application effective de l’état de droit et ont déjà eu des résultats en termes des poursuites judiciaires pour le crime d’esclavage et des délits d’esclavage. On m’a informé de plusieurs décisions qui ont été rendues, dont la première condamnation pour la pratique de la « wahaya » ou « la cinquième épouse »  par la Cour d’Assises de Birni N’Konni le 26 mai 2014 (cas de Timidria c. Elhadji Jadi Razikou).

Dans des discussions avec les procureurs de la République, j’ai appris que les dénonciations de l’esclavage et des pratiques analogues augmentent lentement. Cependant, il semble y avoir un manque de connaissance de la législation mise en place, un accès limité à l’assistance juridique et un manque de soutien aux victimes.

L’esclavage et les pratiques esclavagistes

On m’a informé que, même si les vestiges de l’esclavage traditionnel peuvent exister au Niger, notamment à Agadez, à Tahoua et à Tillabéri, des formes modernes, liées à la traite des êtres humains, sont plus fréquentes, ainsi que la stigmatisation et la discrimination contre les personnes considérées d’être descendants des esclaves, notamment en ce qui concerne la propriété foncière et le mariage. 

La pratique de la “wahaya” ou “la cinquième épouse” mentionnée ci-dessus, qui existe toujours dans certaines régions, consiste à acheter une femme ou une fille comme esclave sous prétexte de « mariage ». J’ai eu l’occasion de visiter les villages de Zongo Ablo et Aroki (région de Tahoua) où les “wahayu” qui ont fui cette forme d’esclavage et leurs descendants ont reçu l’aide des organisations non gouvernementales dans la création d’autres moyens de subsistance. Plusieurs interlocuteurs ont parlé de la vente des filles pour l’esclavage sexuel et ces filles sont achetées principalement pour le service des membres de l’élite nigériane, notamment à Birni N’Konni et ses environs.

Le phénomène des enfants forcés à mendier est un autre exemple d’une pratique analogue à l’esclavage qui a été porté à mon attention. Beaucoup d’interlocuteurs ont exprimé la préoccupation qu’il n’y avait jamais eu de poursuites contre ces marabouts (des enseignants religieux) qui forcent les étudiants Coraniques (talibés) à mendier uniquement pour gagner un revenu. Cette pratique est contre l’Islam et est également interdite par la loi. On m’a expliqué que la facilité avec laquelle les parents remettent leurs garçons aux marabouts, qui ne reçoivent aucun paiement de la part des parents, est un moyen d’atténuer la pauvreté pour beaucoup de familles.  

Cependant, on m’a expliqué que de plus en plus de garçons s’échappent de leurs marabouts et finissent comme des enfants de la rue. Leur pauvreté, leur manque d’éducation et de protection sociale les rendent vulnérables à l’exploitation, l’abus et la traite. Cette pratique devra être éradiquée et certains interlocuteurs ont proposé de formaliser l’éducation Coranique ainsi que de continuer la sensibilisation sur l’interdiction de forcer les enfants à mendier. J’ai compris que cette pratique est à l’examen, y compris au moyen d’un forum national prévu par le Ministère de la Population, de la Promotion de la Femme et la Protection des Enfants.  

Un programme de réhabilitation et de retrait, connu sous le nom de SEJUP (Services Educatifs, Judiciaires, et Préventifs), a également été mis en œuvre par le Gouvernement, qui assiste les enfants de la rue et les enfants en conflit avec la loi et leur donne des formations professionnelles. Cependant, il semble qu’une stratégie plus cohérente de suivi efficace de ces programmes de réhabilitation serait nécessaire.  

Selon les informations du Ministère du Travail, dans 12 ans, 15 000 enfants ont été retirés des pires formes de travail des enfants et ont été réhabilités, mais il y a des rapports sur la prévalence du travail des enfants dans les mines d’or, les abattoirs et les carrières. Des projets du programme international sur l’élimination du travail des enfants de l’OIT (IPEC) ont eu un impact positif dans le retrait des enfants et la construction des écoles dans le village d’orpailleurs de M’banga, que j’ai eu l’opportunité de visiter.

La servitude domestique est une autre forme d’esclavage contemporaine qui continue d’affecter les femmes et les filles, qui sont contraintes de faire ce travail pour atténuer la pauvreté. On m’a expliqué que celles qui sont impliquées dans ce travail sont principalement d’origine des pays voisins (Bénin, Togo et Mali) mais des filles nigériennes sont amenées de la campagne en milieu urbain. Elles sont soumises à la violence et aux abus, elles reçoivent très peu d’argent pour leur travail et sont parfois réduites à la servitude pour dettes par leurs recruteurs, elles travaillent pendant de longues heures et ont peu de repos. Selon mes informations, ce genre de travail n’est pas régi par la législation.

L’augmentation des mariages précoces me préoccupe beaucoup, puisque cette pratique peut entraîner l’esclavage des enfants, malgré le plaidoyer et la sensibilisation. Le Code Civil du Niger permet le mariage des filles âgées de plus de 15 ans et des garçons âgés de plus de 18 ans. Des tentatives de réforme de la législation pour augmenter l’âge du mariage des filles ont été entreprises mais ces efforts n’ont pas réussi. La Ministre de la Population, de la Promotion de la Femme et de la Protection des Enfants a indiqué que la stratégie pour mettre un terme à cette pratique traditionnelle a été d’informer les parents des risques accrues de fistule et de mortalité maternelle et infantile provoqués par le mariage des enfants. Le mariage précoce est fréquent à cause de la stigmatisation dont sont victimes des filles célibataires qui tombent en grossesse et les parents préfèrent organiser les mariages de leurs filles à un âge précoce. Cependant, beaucoup d’interlocuteurs ont indiqué que cette pratique est souvent une mesure d’atténuation de la pauvreté.  

La stigmatisation et la discrimination contre des descendants des esclaves persistent et ceci est également le cas pour des membres des castes comme les bouchers, les forgerons et les musiciens traditionnels. Même si une personne considérée d’être d’origine servile gagne de la richesse ou la réussite professionnelle, son nom sera toujours associé à l’esclavage et sera accompagné de la stigmatisation et de la discrimination.

Conclusion

Il est clair du cadre juridique expliqué ci-dessus que les réformes juridiques importantes ont été réalisées par le Ministère de la Justice pour créer le cadre nécessaire à l’éradication de l’esclavage et des pratiques analogues à l’esclavage. Cependant, les lacunes dans la législation, les retards dans l’adoption des plans d’action nationaux et la mise en place des mécanismes institutionnels restent les défis majeurs. Dans certains cas, les réformes juridiques supplémentaires semblent être nécessaires et on m’a informé que certaines lois manquent de la spécificité. Je suis contente d’apprendre que de nouvelles réformes du droit sont envisagées.

En plus, il existe de nombreux défis pour l’application et la mise en œuvre et l’infrastructure administrative d’appui de certaines lois est encore en suspens. Malgré l’invalidité des pratiques traditionnelles, qui sont en conflit avec le droit civil, ces pratiques continuent de persister. Les contraintes des ressources et des capacités semblent également être des facteurs qui limitent l’application effective de la loi.

Des tentatives d’éradication de l’esclavage et des pratiques analogues à l’esclavage ont également été  limitées par de nombreux facteurs, tels que la pauvreté endémique, l’insécurité alimentaire, la croissance de la population et les niveaux élevés d’analphabétisme. Le Niger a été classé en dernier rang sur les 187 pays dans l’Indice de Développement Humain. Par ailleurs, le Niger est un pays de transit, d’origine et de destination pour la traite des êtres humains au sens des formes contemporaines d’esclavage. Selon mes interlocuteurs, les conditions essentielles pour assurer la stabilité socio-économique et l’élimination de tous les vestiges de l’esclavage traditionnel ainsi que ses formes contemporaines, sont l’éradication de la pauvreté, l’état de droit, la bonne gouvernance, l’éducation, l’autonomisation socio-économique et l’élimination de la discrimination sur la base des origines sociales.

Permettez-moi de mentionner d’autres observations préliminaires:

  • La continuation de la formation du personnel judiciaire et les agents de maintien de l’ordre sera nécessaire pour l’application effective des lois contre l’esclavage, notamment pour faire prévaloir le droit civil dont des provisions sont en conflit avec le droit coutumier.
  • Une sensibilisation durable sur la législation est également nécessaire, y compris par la traduction en langues nationales des textes concernant les provisions contre l’esclavage, qui ont déjà été collectés, afin d’informer le public.
  • Une étude sur la prévalence de l’esclavage et les pratiques analogues à l’esclavage devrait être réalisé afin de pouvoir élaborer des programmes ciblés qui visent l’éradication des pratiques spécifiques et l’assistance aux victimes de l’esclavage et des pratiques analogues à l’esclavage, y compris par la constitution d’un fonds spécial d’indemnisation.
  • La centralisation des cas d’esclavage et la gestion effective des cas par le personnel judiciaire afin d’assurer le partage des informations.  
  • L’accès élargi à la justice pour les victimes, y compris l’affectation de l’assistance juridique financé par l’état et le soutien aux victimes.
  • L’autonomisation socio-économique des descendants des esclaves par le développement des compétences et d’autres moyens de subsistance. Les programmes et les stratégies de réduction de la pauvreté et de développement devraient être bases sur les droits de l’homme et la perspective du genre et la situation spécifique de ceux qui sont les plus vulnérables, y compris des descendants des esclaves, devra être prise en compte.
  • Assurer une éducation et des installations publiques de qualité et mettre en œuvre l’éducation primaire obligatoire notamment pour les filles, et adresser l’éducation des enfants nomades et des enfants des familles démunies et des enfants des descendants des esclaves.
  • Le renforcement du droit de travail est nécessaire par la promulgation des règlements et des structures administratives pour la supervision de la législation. Dans ce cadre, le renforcement de l’inspection de la main d’œuvre sera important pour assurer le suivi intensif du travail force et les pires formes du travail des enfants.  
  • Finalement, la continuation du leadership politique, y compris celui des chefs traditionnels et religieux afin d’assurer une culture de respect pour les droits de l’homme, l’éradication de l’esclavage et les pratiques analogues à l’esclavage et la prévention de la discrimination contre les personnes d’origine servile.

Pour conclure, le Niger a fait du progrès en ce qui concerne l’éradication de l’esclavage et les pratiques analogues à l’esclavage mais un appui supplémentaire sera nécessaire afin d’accélérer la mise en œuvre et l’application de la loi. Les organisations de la société civile, nationales et internationales, ainsi que la communauté des donateurs ont fait des contributions significatives à cet égard. Ce sera par un appui accru que le Gouvernement du Niger pourra  éradiquer les vestiges de l’esclavage traditionnel ainsi que les formes contemporaines de l’esclavage. Il fait face à des défis considérables avec les défis de la réduction de la pauvreté  et les pratiques coutumiers qui permettent d’enraciner davantage la discrimination sur la base du genre ou de l’origine sociale.   

Je remercie encore une fois tout le monde pour la réussite de la mission et j’anticipe un engagement plus approfondi avec le Gouvernement du Niger sur les questions relatives à mon mandat.

Merci pour votre attention.

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