Déclarations Procédures spéciales
En Afghanistan, toute partie qui professe l’application de la sharia islamique se doit de respecter et de défendre les droits des femmes et des filles
24 août 2021
17 août 2021
À leur entrée dans Kaboul, le 17 août, et au cours de leur première conférence de presse télévisée, le monde entier a eu connaissance des propos rassurants des talibans qui promettaient de s'abstenir de toutes représailles à l'encontre de leurs anciens opposants ou de ceux qui avaient lutté contre eux. Ils ont même promis à la communauté afghane, ce qui est plus important, que les femmes continueraient à travailler et les filles à aller à l'école « tant que ces activités ne contrevenaient pas aux prescriptions de la sharia islamique ».
Il faut préciser qu'en islam, il n'existe pas d'interprétation unique et univoque de la sharia et que nul n'a le droit d'en détenir le monopole. En effet, ce qui distingue la tradition islamique parmi toutes les autres religions révélées, est l'absence de clergé : en islam, il n'y a ni moines, ni rabbins, ni prêtres ; tous les croyants sont égaux, comme le sont les dents d'un peigne.
De même, en accord avec le Coran, nul n'a le droit d'obliger quiconque à pratiquer une religion, ni de lui imposer des préceptes religieux (verset 256 de la surate Al-Baqarah, 2:256). D'ailleurs, la meilleure illustration de cette conception de l'autorité religieuse fondée sur le principe d'égalité réside dans la diversité confessionnelle et la pluralité jurisprudentielle des cultes, observés jusqu'à nos jours. Il est à noter que les femmes jouissent, au même titre que les hommes, des mêmes droits et des mêmes responsabilités concernant l'interprétation de la sharia. Aussi est-il important que ce riche patrimoine pluriel se perpétue à travers tout le monde musulman, y compris en Afghanistan.
Il est évident qu'en Afghanistan, les pouvoirs, qu'ils soient officiels ou simplement efficients, savent distinguer parfaitement, au sein du patrimoine juridique, sharia et jurisprudence (fiqh). La sharia -qui signifie littéralement « voie, chemin qui mène jusqu'à une source d'eau vive » - est le message divin, à savoir l'ensemble des valeurs et des principes religieux adressés aux hommes afin de les guider dans la gestion de leur vie. Elle représente pour tous les musulmans un ensemble de valeurs universelles qui constituent les ultimes finalités portées par le Coran, illustrées par les actes du Prophète et que les musulmans considèrent comme sacrées, éternelles et valables en tous lieux et en tous temps.
Quant à la jurisprudence (fiqh, dérivé du verbe qui signifie comprendre, interpréter), elle représente l'action intellectuelle humaine qui tente de cerner le message divin et de le transposer sous la forme de règles et de lois positives. C'est pour cela que la jurisprudence évolue en fonction du lieu, de l'époque et des individus. Contrairement à la sharia, la jurisprudence n'est pas sacrée, elle est humaine, sujette au changement et subit l'effet du temps, mais elle a cependant le mérite de perpétuer l'exploration de la sharia au fil du temps et au gré des circonstances, ce qui permet à la sharia de demeurer au diapason de la vie sociale des musulmans.
Une erreur commune et dangereuse consiste à mette sur le même pied d'égalité, d'un côté, la divine sharia et l'empire qu'elle exerce sur les cœurs et les esprits, et de l'autre, la jurisprudence, un produit purement humain et susceptible d'erreur. En effet, nombreux sont ceux qui prétendent débattre de sharia, alors qu'ils traitent en fait de questions de jurisprudence, conférant ainsi à celle-ci une aura qui ne lui appartient pas. De fait, la jurisprudence a longtemps usurpé à la sharia des interprétations qui lui sont totalement étrangères, alors que la différence est valorisée et notoirement admise au sein de la tradition juridique de l'islam. Il a été rapporté que le Prophète aurait dit : « Que ma communauté soit amenée à diverger, est une vraie bénédiction ». Cette exhortation à s'opposer et à accepter l'opposition, cette pluralité d'opinions, explique, au moins dans une certaine mesure, la réelle diversité des cultes.
L'Afghanistan étant sur le point d'entamer une nouvelle étape de son existence, où la sharia continue à jouer un rôle central, il est nécessaire qu'il ne perde pas de vue les valeurs, les réelles finalités et les préceptes de la sharia qui sont les suivants :
1. La dignité inhérente à la personne humaine, qu'il s'agisse d'hommes ou de femmes. C'est là un principe que soulignent toutes les sources fondamentales de l'islam. Aussi est-il nécessaire de le sauvegarder et de faire en sorte qu'il soit préservé.
2. L'égalité des hommes et des femmes devant Dieu. C'est là également un principe que le Coran énonce sans ambages, les uns et les autres étant issus d'une même âme. D'autre part, Dieu s'adresse indistinctement aux hommes et aux femmes et les englobe, les uns et les autres, quant à leur rémunération dans l'au-delà (4:1 ; 9:71 ; 33:35). D'ailleurs, des mentions analogues figurent expressément dans la sunna du Prophète.
3. La nécessité de rendre justice et de juger avec équité. Justice (ɛ adl) est le terme général pour renvoyer à la notion d'impartialité et qui comprend des nuances inhérentes à la notion de droit. La justice est une partie intégrante de la philosophie du droit en islam. Aussi, est-il nécessaire que toute disposition légale et que tout amendement à la législation en vigueur promulgués en référence à la religion musulmane soient en conformité avec les valeurs égalitaires. Quant à l'équité (qis ṭ), elle renvoie particulièrement à une conscience profonde des diverses injustices structurelles observables dans toute société et traduit une aspiration à rendre justice aux catégories sociales victimes de cet ordre structurel des choses, celle des femmes, à titre d'exemple. Peu de versets coraniques sont aussi récurrents que ceux qui exhortent aux pratiques équitables (4:135 ; 5:8 ; 16:90…). A l'inverse, mais dans le même ordre d'idées, le Coran stigmatise la parcimonie, à savoir les inégalités et la discrimination (83:1-6).
4. L'engagement en faveur des catégories sociales vulnérables, y compris les hommes et les femmes rescapés des violences. En effet, dans l'un de ses dits, le Prophète exhorte les croyants à empêcher le mal : Que celui qui parmi vous est témoin d'une mauvaise action, la conjure à la force du bras sinon par la parole, sinon par la pensée, ce qui constitue la moindre marque de piété.
Ces principes stipulés dans la littérature religieuse se retrouvent dans les principes et les valeurs universelles des droits de l'homme. Lorsqu'ils sont mis en pratique, ils parviennent à réaliser l'égalité entre les deux sexes, en droit et dans les faits. Considérée de ce point de vue, la sharia rejoint la notion de morale qui oriente l'humanité vers la justice et les comportements adéquats.
A travers les temps, les jurisconsultes musulmans ont été amenés à considérer les contextes nouveaux et les besoins naissants au sein de leurs sociétés et à concevoir les solutions idoines aux questions nouvelles, en se référant au texte coranique sacré. Ils ont passé en revue les connaissances acquises et développées dans le passé et examiné les pratiques modernes et les compétences nouvelles, tout en continuant à suivre l'exégèse et la jurisprudence islamiques, autrement dit les fondements de la science de l'interprétation (u ṣ ū l al-fiqh). A notre avis, cette riche démarche qui tend vers l'instauration d'une connaissance de l'islam en tant que religion valable en tout temps et en tout lieu peut se poursuivre et même prospérer dans l'Afghanistan d'aujourd'hui qui pourrait l'adapter à ses besoins et se consacrer aux questions relatives à la justice et à l'égalité des genres en société.
On serait en droit de se demander comment ceci pourrait se réaliser. Les jurisconsultes sont en mesure de s'en acquitter par le biais de l'interprétation (I ǧ tih ā d, qui consiste à formuler un jugement sur une question d'ordre religieux). En effet, l'i ǧ tih ā d est une méthode d'approche centrale dans la jurisprudence musulmane, à condition que l'on y recoure pour apporter des solutions aux problèmes nouveaux, mais en conformité avec l'ensemble des valeurs doctrinales dominantes. C'était là le choix pour lequel avaient opté les anciens jurisconsultes et qui leur avait permis de concevoir des solutions capables de répondre aux besoins des nouvelles communautés. Leur apport était ancré dans les connaissances, les valeurs, les normes et les institutions de leur temps, mais qui étaient toutes différentes de celles qui sont les nôtres aujourd'hui, y compris en Afghanistan.
Les principes de justice et d'égalité entre les deux sexes implique que les femmes et les filles aient le droit d'aspirer à l'enseignement dans les mêmes conditions que les hommes. Les premiers versets révélés au Prophète ont enjoint à tous les êtres humains, hommes et femmes, d'apprendre. C'est par l'injonction « Lis » que commencent les versets 1 à 5 de la sourate 96, et les versets 16:78, 17:85 et 20:114 sont autant d'exhortations à l'acquisition des savoirs. De même, de nombreux dits attribués au Prophète incitent les hommes et les femmes à la quête des connaissances : Recherchez le savoir du berceau jusqu'à la tombe ou encore Traquez la science jusqu'en Chine. D'autre part, bien des femmes, disciples du Prophète, transmettaient les dits, ce qui permet d'en inférer que les femmes jouissaient à juste titre du statut de source de savoir. Dès les premiers temps, les musulmans, hommes et femmes ont ainsi contribué, à différentes époques et dans différents pays, à la constitution du savoir dans les divers domaines.
Au vu de la recrudescence des unions forcées et des mariages de mineur(e)s, il est important de rappeler qu'en islam, la validité du contrat de mariage est soumise à de nombreuses exigences, la plus importante étant le libre consentement des deux contractants. Le Coran proscrit clairement le mariage forcé : Il ne vous est pas permis d'hériter des femmes contre leur gré (4:19). Un dit du Prophète certifié authentique énonce clairement qu'il n'est pas licite d'épouser une femme sans son consentement. Il n'est pas rare non plus que certaines unions ne soient conclues que sous l'autorité d'un tuteur, alors qu'aucun verset coranique ni dit du Prophète n'en stipulent l'exigence. De nombreux traités, dont la Déclaration universelle des droits de l'homme et la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, garantissent le mariage librement consenti par les contractants et exempt de toute contrainte, ainsi que le libre choix du conjoint. Ce droit est en effet garanti dans de nombreux pays musulmans, à titre d'exemples, au Pakistan, en Tunisie, en Algérie, au Maroc et au Royaume d'Arabie saoudite.
Pour être en mesure d'exprimer leur consentement, les deux contractants candidats au mariage doivent être parfaitement au courant des conséquences de leur engagement. La jurisprudence musulmane est formelle à ce sujet : elle exige l'éligibilité mentale, légale, intellectuelle et physique des contractants et leur aptitude à consentir à l'union et à souscrire au contrat. Cette exigence implique nécessairement que l'union conjugale de mineurs est nulle et non avenue. Le mariage forcé est assimilable au viol et constitue un crime abominable prohibé par la sharia qui la tient pour une agression caractérisée et prévoit à son encontre des sanctions et de lourdes peines. Le mariage forcé, qui comprend aussi l'union de mineurs, est contraire à l'intérêt des individus (ce qui correspond à la notion contemporaine d'intérêt public), et ce eu égard aux effets néfastes dont sont victimes les femmes et les filles, dont, à titre d'exemple et sans prétendre à l'exhaustivité, les dégâts psychologiques, la grossesse précoce désastreuse à la fois pour la mère et pour l'enfant, ce qui réduit leurs chances d'accéder à l'éducation. Un tel mariage réduit également leur aptitude à promouvoir leur personnalité et les empêche de disposer, au même titre que les hommes, de sources de revenus, qui est pourtant un droit garanti par la lettre du Coran (4:32). Ce qui est proposé en l'occurrence est parfaitement en accord avec les critères des droits de l'homme qui prohibent le mariage des mineurs âgés de moins de dix-huit ans. D'ailleurs, de nombreux pays musulmans, comme le Bengladesh, la Turquie, l'Algérie, la Sierra Leone et le Maroc, ont amendé leurs législations concernant l'âge minimal du mariage et l'ont élevé à 18, 19 et même 21 ans.
Enfin, concernant la participation à la vie politique, il est primordial que les femmes aient le droit d'y prendre part sur le même pied d'égalité que les hommes, et ce conformément à l'article sept de la CEDAW, ratifiée par l'Afghanistan en 2003, et qui exige que les Etats signataires éradiquent la discrimination à l'égard des femmes dans la vie politique et publique et garantissent leur droit à la participation et à la conception de la gestion gouvernementale du pays, au même titre que les hommes.
L'histoire de la pratique gouvernementale musulmane n'est pas du tout en contradiction avec cet engagement international. En effet, beaucoup de chroniques relatives à la vie du Prophète mentionnent de nombreux événements politiques où les femmes -dont ẖadījā, sa première épouse- ont joué un rôle important. Selon l'une de ces chroniques, le Prophète, ayant résolu d'émigrer à Médine, ne s'était pas limité à recevoir le serment d'allégeance de la part des hommes, mais aurait exigé également celui des femmes (60:12). Umu-Salmā, une autre de ses épouses, que le Prophète consultait sur des questions d'ordre juridique et politique, lui aurait été de bon conseil à l'occasion du traité d'Al-Ḥudaybiyā et, plus tard, de la prise de la Mecque. D'autre part, dans les chroniques relatives au Prophète, aux Compagnons ou aux califes il n'a jamais été rapporté que les avis des femmes aient été pris à la légère ou que celles-ci aient été écartées de la politique en raison de leur sexe. Au contraire, il y a lieu de penser qu'elles jouissaient de beaucoup de respect et de considération.
En conclusion, il convient d'affirmer que les normes internationales des droits de l'homme se retrouvent dans les préceptes de l'islam et que les uns et les autres devraient, de concert, aboutir à des garanties nationales susceptibles d'instaurer l'égalité et de proscrire la discrimination.
Les formes de discrimination, y compris celles qui sont exercées contre les femmes et les filles, ne font que légitimer la recrudescence de la violence à leur encontre. Or, eu égard, aujourd'hui, au rôle crucial de l'égalité dans l'instauration de la justice, celle-ci ne saurait exister sans l'égalité de l'homme et de la femme dans la philosophie du droit musulman : de nos jours, nulle justice sans l'égalité des deux sexes.
Compte tenu de tout ce qui a précédé, il faudrait que toute nouvelle législation et tout amendement susceptibles d'avoir un impact sur les droits des femmes et sur leurs libertés fondamentales, soient conçus d'une manière globale et participative. Dans son article 7, la CEDAW exige que les pays membres proscrivent la discrimination à l'égard des femmes dans la vie publique et politique des pays et garantissent leur droit à participer à la conception des politiques des gouvernements, sur le même pied d'égalité que les hommes. D'autre part, le Coran mentionne expressément (42:38) le droit à la participation paritaire et totale, participation qui doit inclure les hommes et les femmes, les religieux représentant la totalité des cultes, ainsi que la société afghane, largement représentée, à savoir des représentants des organisations des droits de l'homme et des droits des femmes, des avocats, des sociologues et des notables. Il serait souhaitable également de faire participer des experts étrangers, des savants, des organisations des Nations unies et des chefs religieux.
Toute réforme législative à venir a besoin d'inclure, à la fois, les préceptes islamiques, les normes internationales des droits de l'homme et les garanties constitutionnelles nationales relatives à l'égalité et à la non-discrimination, mais en tenant compte des conditions de vie réelles des hommes et des femmes qui œuvrent en vue de subvenir à leurs besoins et aux besoins de leur société en mutation.
Reem Alsalem
Rapporteur spécial des Nations Unies sur la violence à l'égard des femmes, ses causes et ses conséquences.