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Déclarations Procédures spéciales

Mireille Fanon Mendes France, Experte-chair WGEPAD au Conseil des droits de l’Homme

18 Mars 2016

Genève, 18 mars 2016
 
15 ans après la Déclaration et le programme d'action de Durban :
 
Progrès et Défis

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les représentants des Etats, Mesdames et Messieurs,
 
Cette dernière période a vu la célébration du 70e anniversaire de l’ONU pour lequel il s’agissait entre autres, “de mettre en lumière les domaines dans lesquels la communauté internationale tout entière a besoin de redoubler d'efforts pour répondre aux défis actuels et futurs, dont la paix et la sécurité, le développement, et les droits de l'homme, celle du 50e anniversaire du CERD dont l’objectif était “de réfléchir à la contribution apportée par la Convention et d’identifier les défis actuels ainsi que des solutions pour éradiquer le racisme », et aujourd’hui, dans le cadre de la journée internationale pour l’élimination de la discriminations raciale, celle du 15e anniversaire de la Déclaration et du Programme d’action de Durban qui devrait être « l'occasion de s'engager encore plus fermement à agir, et pour l'ensemble des pays, à intensifier leurs efforts pour réduire les manifestations de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et d'intolérance qui est y associée ».
 
Sans oublier, bien sûr l’adoption de la décennie internationale pour les personnes d’ascendance africaine ayant pour objectif de « promouvoir d’une part, le respect, la protection et la réalisation de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales », d’autre part, « une meilleure connaissance, un plus grand respect de la diversité du patrimoine, de la culture et de la contribution au développement des sociétés des personnes d'ascendance africaine »  et « d’Adopter et de renforcer les cadres juridiques internationaux, régionaux et nationaux ».
 
Ces événements, suffisamment importants pour la communauté internationale et l’ensemble des société civile et politique, renvoient à l’article 1 de la Charte des Nations unies. N’y est il pas question de la paix et de la sécurité internationales, du principe de non-discrimination avec son corollaire l’égalité, et des droits de l’homme et des libertés fondamentales sans distinction, entre autres, de race, de sexe à laquelle l’obligation de s’abstenir de toute politique raciale aurait dû être ajoutée?
 
Ces trois anniversaires et le lancement de la décennie célébrés dans « la demeure de l’humanité », ainsi que l’a qualifiée son secrétaire général, Ban Ki-moon, nous obligent à observer, même rapidement, le contexte mondial, plus particulièrement celui qui prévaut depuis la Déclaration et le Programme d’action de Durban et à nous interroger, si après 70 ans d’existence, cette demeure est bien «un centre où s’harmonisent les efforts des nations vers ces fins communes» (-article 1-4 de la Charte-).
 
Au lendemain de la Conférence de Durban, alors que la plupart des participants quittaient l’Afrique du Sud, planait sur le lieu de la rencontre un sentiment, à la fois de soulagement et de frustration, tant le travail de négociations, pour obtenir une déclaration finale reflétant les attentes des personnes racialisées en raison de phénotypes les renvoyant à leur ascendance ou origine africaines mais aussi celles des peuples maintenus sous occupation illégale et des nombreuses minorités marginalisées, exclues, avait été soumis à d’intenses pressions, à la fois parmi les ONGs, parmi les Etats, au sein même des institutions internationales présentes et entre l’ensemble de ces entités.
 
Trois jours plus tard, éclatait, à la face du monde, le 11 septembre.  Si depuis la création de l’ONU, l’on est passé des espoirs à de nombreuses désillusions, cet événement a montré encore plus la nature ambiguë et ambivalente de cet organe multilatéral. D’un côté, le lieu de naissance du droit international «moderne», de l’autre, une arène dans laquelle l’action et le rôle des Nations unies n’échappent ni aux règles ni aux lois régissant les rapports de force ;  ce qui est venu se concrétiser avec l’invasion de l’Irak qui a confirmé que le droit international se trouve en pleine zone de turbulence. 
 
C’est dans ce contexte de confrontation militaire que la Déclaration et le programme d’action de Durban ont essayé de se frayer un chemin pour exister.
 
Cette difficulté était encore perceptible lors de la conférence de suivi du processus de Durban au point que la Haut Commissaire de l’époque, Navy Pillay, avait exhorté les participants à la dernière Prep-com à «penser aux victimes du racisme, leur combat est le nôtre. C'est pourquoi je vous demande de travailler dans un esprit de coopération. L'histoire sera notre juge pour ce que nous allons accomplir ces jours-ci».
 
En sept ans, et dans un contexte mondial où l’idéologie post 11 septembre escamote tous les problèmes stratégiques de développement et où les racismes anti arabe et anti noir, le terme ‘afrophobie’ est plus approprié, mais aussi l’islamophobie, conjugués avec des compromis paradoxaux –surtout avec l’islam politique- moyennant l’accès à des ressources naturelles ou à des lieux stratégiques, créent une confusion profonde, source de toutes les violences, toute régulation internationale étant rendue quasi impossible.
 
La Déclaration et les orientations élaborées dans le programme d’action de Durban doivent être interrogées à la lumière de ce contexte.
 
Dans la Déclaration, (section II, les victimes du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance associée, -article 7-), la création d’un groupe de travail était préconisée. L’on peut se réjouir de sa mise en place, depuis 2002, et de son objet qui se focalise sur les personnes d’ascendance africaine et depuis l’extension de son mandat, en 2008, sur les Africains partout dans le monde ; extension souvent perçue comme outrepassant les limites du mandat.  
 
Pourtant, à la lecture de la Déclaration, (-article 14-), cette non-dissociation est assumée en divers endroits  (“Nous reconnaissons que le colonialisme a conduit au racisme, (…), et que les Africains et les personnes d’ascendance africaine (…) ont été victimes du colonialisme et continuent à en subir les conséquences. (…);) tout comme elle est confirmée en  2008 par la Résolution du Conseil des droits de l’homme prolongeant le mandat du groupe, -9/14-Welcomes and acknowledges the importance and significance of the work of the Working Group of Experts on People of African Descent in examining the current situation and conditions and the extent of racism against Africans and people of African descent;  qui a pour mission, entre autres, “to make proposals on the elimination of racial discrimination against Africans and people of African descent in all parts of the world” et aussi  “To address all the issues concerning the well-being of Africans and people of African descent contained in the Durban Declaration and Programme of Action”.

Cet ajout des « Africains» doit se comprendre en référence à une vaste entreprise économique et commerciale liant plusieurs continents, concernant uniquement l’enfant, la femme, l’homme noirs africains, constituant le plus grand mouvement organisé de déportation de l’histoire et s’étant déroulé sur quatre siècles en raison d’une position pseudo scientifique qui voulait que la pigmentation de la peau soit érigée en critère fondateur d’une hiérarchisation sociale, culturelle, politique et économique.
 
Elle fait sens, et confirme une histoire et un destin communs, ce qu’a bien compris l’Union africaine en décidant « de reconnaitre la Diaspora africaine comme une entité effective contribuant au développement économique et social du Continent ». (Doc. Assembly/AU/14(XVIII)Add. 3).
 
Pour conclure sur ce point, l’on peut dire que les questionnements et les limitations financières auxquels est soumis le mandat du groupe de travail montrent les résistances auxquelles se heurtent, pour des raisons de rapports de force, la Déclaration de Durban et ses recommandations contenues dans le programme d’action ainsi que les mécanismes qui en sont issus.
 
Sur le plan du continent africain, cette gigantesque mise en place de l’esclavage a eu pour conséquence de briser les dynamiques endogènes d'accumulation et de prospérité, par exemple en disloquant les formations sociales et politiques, telles que   royaumes et empires, en principautés réduites à se faire la guerre afin d’avoir des prisonniers qui pourront s’échanger, (notamment contre des fusils). Il en résulte des déplacements de populations provoquant de nouveaux heurts, des antagonismes vivaces et surtout un traumatisme collectif inouï aux conséquences durables.
 
Tout le tissu socio-économique et politico-administratif, qui s’était constitué, fut progressivement perverti puis ruiné. Les gens furent souvent réduits à l’autosubsistance dans des sites de défense difficiles à cultiver et à alimenter en eau. Il s’ensuivit une régression énorme dans tous les domaines.
 
Cela confirme l’affirmation contenue dans l’article 13 de la Déclaration selon laquelle la traite négrière a eu et continue d’avoir, sur le continent africain, de lourdes et pernicieuses conséquences, au plan démographique à tel point qu’il n’y a qu’une dizaine d’années que l’Afrique noire a recouvré le niveau de population qu’elle avait au XVIe siècle, et aux plans structurel et économique. Les conséquences sont aussi visibles dans les pays d’arrivée des mis en esclavage, où d’une part, les premiers colons ont d’abord exterminé les populations indigènes prétextant qu’ils étaient arrivés dans un pays sans peuple, s’appropriant, par le crime, des terres, qui ne leur avaient jamais appartenu, et éradiquant des cultures ancestrales.
 
C’est une préoccupation exprimée dans l’article 13 du Programme d’action, par une demande faite aux Etats afin qu’ils résolvent les problèmes tenant à la propriété des terres ancestrales habitées depuis des générations par des personnes d’ascendance africaine (…), mais cela est loin d’être le cas, puisque de nombreux descendants de colons sont reconnus seuls propriétaires de terres pour lesquelles ils ont, parfois, bien du mal à produire, en bonne et due forme, un acte de propriété.
 
D’autre part, à l’abolition de la mise en esclavage, les esclaves, enfin réintroduits dans leur vie, sont devenus les travailleurs précaires des anciens maîtres et pour une période qui s’étend jusqu’à aujourd’hui.
 
Dans le Programme d’action, section IV, (Recours utiles, voies de droit, réparations et autres mesures à prévoir aux échelons national, régional et international, article 158), la conférence identifie les domaines dans lesquels des programmes de développement économique et social pourraient être mis en place en faveur des sociétés et de la diaspora et en particulier dans les pays en développement. Ces préconisations se heurtent à l’indifférence des grandes puissances industrielles et financières qui, dans le cadre d’un nouvel ordre mondial basé sur la financiarisation, poursuivent une politique uniquement favorable à leurs objectifs, sans se soucier des droits humains fondamentaux, par la mise en place de programmes d’ajustement structurel, d’accords bilatéraux imposés, de remboursements de dettes insoutenables, par la déstructuration des politiques sociales et économiques mises en place par l’Etat... pourtant la Déclaration, article 10, a bien souligné que «chacun a droit à un ordre social et international permettant le plein exercice de tous les droits de l’homme, sans discrimination d’aucune sorte»…
 
C’est d’ailleurs au regard de cette affrimation que la commission sur les réparations de la Caricom, qui, dans son Plan d’action en 10 points, demande, entre autres, un programme d’annulation de la dette pour l’ensemble des gouvernements de la Caraïbe ainsi que des programmes spécifiques concernant la santé publique et l’éducation, ce qui constitue d’une part «(…)une requête légitime(…) au sein des communautés caribéennes en raison des dommages persistants et des souffrances liées aux crimes contre l’humanité commis sous le colonialisme” et d’autre part, un des moyens pour remettre à l’endroit l’ordre dérangé par la mise en esclavage et la colonisation.
 
Remise à l’endroit qui doit aussi concerner les éléments historiques volontairement réécrits, phantasmés ou réinterprétés comme certains tentent de le faire dans leur désir de rendre responsable le continent africain du crime contre l’humanité que furent la traite négrière et la mise en esclavage ; c’est bien le sens de l’article 98 de la Déclaration ?
 
Ce serait faire preuve de responsabilité historique et politique mais aussi cela permettrait de reconnaître l’apport fondamental des Africains et des Afro descendants à l’évolution du monde et répondrait à la demande faite aux Etats dans l’article 10 du Programme d’action.
 
Ensuite remettre à l’endroit le droit en acceptant d’en utiliser les leviers pour identifier et dénoncer les contradictions et les mensonges à partir desquels s’est écrit l’histoire d’une violation planifiée et systématique sur plusieurs siècles.
 
Au lieu de cela, certains Etats favorisent l’émergence de lois mémorielles, reconnues pour n’avoir aucune portée juridique, entre autres par la Cour européenne des droits de l’homme. Il est, dès lors, légitime de se demander pourquoi la loi vient suppléer le manque de volonté politique de certains Etats dans l’exposition des faits historiques en faisant porter à l’ordre juridique la narration d’une histoire qui deviendrait ainsi légale et obligatoire.
 
Ces errements démontrent qu’il est plus que nécessaire d’ouvrir, en toute objectivité, l’ensemble des archives  relatives à cette tragique période ; ce sera le seul moyen de la partager, de l’assumer et de remettre en cause l’idéologie de la domination européenne qui a permis la colonisation, le colonialisme et l’apartheid. Utiliser le droit en lieu et place de la vérité et du dévoilement historique revient  à renforcer l’ordre injuste de la loi dominante. Il s’agit d’un mécanisme de métabolisation de la violence sociale qui vise à transfigurer une violence difficilement supportable par un subterfuge juridique pour la rendre acceptable.
 
Il serait intéressant, si le manque de temps ne se faisait sentir, d’analyser l’ensemble des orientations données par la Déclaration et sa concrétisation en recommandations dans le Programme d’action et si l’on pouvait envisager une analyse précise, pays par pays, l’on aurait, à terme, une vision assez précise des progrès et des défis, ce qui permettrait de se rendre compte que le contexte mondial, depuis Durban 2001, s’est détérioré, la peur de l’Autre exacerbée, la montée de la xénophobie ne cesse d’augmenter, l’impensé raciste est totalement libéré… cela rend les différents objectifs concernant ces célébrations et la décennie internationale encore plus inatteignables.
 
Avoir obtenu cette Déclaration et le Programme d’action de Durban constitue un indéniable progrès, mais les défis restent. Les recommandations seront elles suivies et mises en place par les Etats ?
 
Dans un monde idéal, cela pourrait arriver.  Mais ce serait trop simple.  Serait il réaliste de penser que, dans le contexte actuel de la violence de la mondialisation, les Etats fassent preuve de responsabilité pour élaborer et  mettre en place des stratégies afin d’éliminer le racisme racialisant ainsi que cela est mentionné dans le dernier article de la Déclaration ?
 
Ne rêvons pas, force est de constater que des lois xénophobes sont votées, des murs sont érigés pour se protéger, des populations sont assignées à communauté ou à résidence, certaines d’entre elles, victimes de discrimination sociale, politique et juridique, sont confrontées à de nouvelles formes de racisme ou rendues responsables de dysfonctionnements alors que ce sont les politiques des États et du système financier, dans sa violence structurelle, qui devraient être questionnées.
 
L'enjeu est de taille et la tâche surhumaine. Des peuples sont menacés par la montée de l’extrémisme politique dans les vieux pays du monde industrialisé et d’autres sont privés, par des Etats, de leur droit inaliénable à la souveraineté car il est à craindre que les opérations de liquidation de l’Etat et du principe de souveraineté risquent de transformer la guerre économique en affrontements armés.
 
Il faudrait, pour que des Etats assument leur volonté politique d’en finir avec un racisme structurel et institutionnel, plus qu’une Déclaration et un programme d’action ; il faudrait en premier revenir  à l’idée fondatrice que c’est la Charte des Nations unies qui a créé l’ONU et non le contraire; il faudrait assumer que ce sont les peuples qui sont souverains et que, dans le cadre de l’ONU, les Etats ne font que les représenter et non, une fois encore, le contraire.
 
Il faudrait déconstruire le paradigme de la domination politique et du savoir qui a permis la mise en esclavage de millions d’êtres humains et qui, pour l’heure, s’est transformé en clivages entre «bien » et «mal », « civilisés » et « barbares », entre «démocraties » et «dictatures », ce qui relève d’une analyse primaire et simpliste des relations internationales. 
 
Tant qu’il ne sera pas mis fin à la dissociation du politique, de l’économique, du financier et du social qui devrait permettre une révolution démocratique de taille, alors la Charte ne sera pas en mesure d’assurer ses buts et ses principes. 
 
C’est peut-être le plus grand défi : construire une société internationale avec un système de pluralisme juridico-politique qui passe par la reconnaissance de l'existence de modèles sociaux différents, de modèles démocratiques pluralistes et de moyens diversifiés dans la recherche du développement local, régional et international. Un ordre international d'où les formes de racisme, d’afrophobie, de discrimination raciale, de xénophobie sont absentes présuppose la démocratisation des relations internationales, avec pour socle commun, la réaffirmation des règles de l'interdiction de la menace de l'utilisation et de l'utilisation de la force armée en rapport avec l'obligation internationale de régler les différends par des moyens pacifiques.
 
Espérons que ces célébrations successives auront permis, aux acteurs étatiques,  de prendre conscience que de continuer à imposer le paradigme de la domination, quelle que soit sa forme, revient à mener l’humanité à sa perte.
 
Pour répondre aux urgences du monde, aux attentes de la société civile, de tous ceux et de toutes celles qui luttent pour la non-discrimination avec son corollaire l’égalité, de toutes les victimes de l’afrophobie, de la xénophobie, et pour la fraternité et la solidarité entre les êtres humains et entre les peuples, qu’il est de leur responsabilité de mettre en œuvre, de toute urgence, le Plan d'action de Durban, notamment à travers une rencontre internationale d'envergure pour le rendre visible et assumé.
 
Le 30e anniversaire de la Déclaration sur le droit au Développement, en décembre prochain, pourrait être le moment adéquat d’une telle annonce et ouvrirait la voie à l’espoir.

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