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Déclarations Organes conventionnels

Discours d'ouverture de la 4ème session du Comité des disparitions forcées par M. Emmanuel Decaux, Président du Comité des disparitions forcées

08 Avril 2013

Lundi 8 avril 2013

Deux ans après l’entrée en vigueur de la Convention pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, c’est le même sentiment d’urgence qui nous réunit aujourd’hui. Les disparitions forcées ne sont pas seulement un phénomène du passé, auquel le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires a pour vocation de répondre. La notion de crime continu donne tout son sens à cette mission, mais au-delà de cette qualification juridique, c’est toute la tragédie humaine des disparitions forcées qui nous mobilise et nous inspire.   

Comme l’écrivait Pierre Vidal-Naquet dans son livre sur L’affaire Audin, un des premiers cas de disparition intervenu pendant la bataille d’Alger en 1957 : « Je ne me rendais pas compte que ce crime était un crime sans cadavre et que, tant que ce cadavre n’aurait pas été retrouvé et les circonstances de sa mort précisées, il demeurerait une plaie béante, comme un acte d’accusation permanent. La dissimulation du crime permettait de maintenir l’enquête vivante » . Cette année, plus de cinquante ans après la disparition du jeune mathématicien aux mains de parachutistes français, sa fille, Michèle Audin, publie un témoignage grave et pudique, intitulé Une vie brève, qui commence par ces quelques mots bouleversants : «Je le dis d’emblée, ni le martyr, ni sa mort, ni sa disparition ne sont le sujet de ce livre. C’est au contraire de la vie, de sa vie, dont toutes les traces n’ont pas disparu que j’entends vous parler ici »

Il suffit de regarder le monde contemporain pour se rendre compte que les disparitions forcées sont loin d’être un phénomène relégué aux heures les plus noires du XX° siècle. Aucun continent n’est épargné. La Cour européenne des droits de l’homme vient de rendre très récemment deux arrêts importants où elle se réfère indirectement à la Convention contre les disparitions forcées. L’arrêt El-Masri c.FYROM qui a été rendu par la Grande chambre le 13 décembre 2012, au sujet d’un ressortissant allemand disparu quelques mois dans les mains de la CIA. Dans un arrêt de chambre Aslakhnanova et autres c.Russie du 18 décembre 2012, la Cour européenne condamne pour la première fois le caractère systématique des disparitions forcées dans la République de Tchétchénie.

La Convention ne vaut pour l’avenir, mais elle s’applique aux Etats parties dès son entrée en vigueur.  Notre compétence est limitée aux 37 Etats parties  qui sont liés par la Convention. D’autres Etats sont seulement signataires ou ont manifestés des déclarations d’intention, notamment à l’occasion des « pledges » devant l’Assemblée générale ou de l’Examen périodique universel. Une des priorités des Nations Unies et de la communauté internationale dans son ensemble, en particulier les ONG, devrait être d’encourager et de promouvoir la ratification universelle de l’ensemble des Etats membres, afin de donner toute leur portée aux mesures de prévention et aux garanties de la Convention. Le Comité redit toute sa disponibilité pour des efforts de sensibilisation, notamment sur le plan régional, et nous nous réjouissons de la perspective d’un premier atelier organisé en Afrique, dans le cadre de la coopération entre l’OIF et le Haut-Commissariat aux droits de l’homme. D’autres occasions nous seront données durant ces deux semaines, à l’initiative des ONG, pour renforcer et relancer cette dynamique, avec le soutien de toutes les parties prenantes.

Mais la ratification rapide n’est pas un but en soi, elle doit permettre l’application effective de la Convention. Celle-ci crée des obligations pour les Etats, à commencer par l’obligation de légiférer en vue de prévoir une incrimination autonome dans son code pénal, mais aussi le devoir d’établir une sorte d’état des lieux, en remettant dans les deux ans un rapport au Comité des disparitions forcées, en vertu de l’article 29. Il ne s’agit pas d’une disposition facultative, dépendant de la bonne volonté des Etats parties. La remise du rapport, dans le strict respect délai imparti, est une obligation positive qui pèse sur chaque Etat et traduit tout à la fois la nécessité de rendre compte de la mise en œuvre de la Convention et la possibilité  pratique de veiller au respect l’ensemble des dispositions du traité. C’est tout à la fois une « obligation de moyen » et une « obligation de résultat ».

A cet égard, force est de constater que seuls quatre Etats – l’Uruguay, la France, l’Espagne et l’Argentine – rejoints récemment par l’Allemagne, ont respecté cette obligation de base, parmi la vingtaine d’Etats concernés à la fin de l’année. Nous savons que d’autres Etats se préparent très sérieusement à remettre prochainement leur rapport, mais les chiffres sont éloquents.  Je me réjouis d’autant plus du démarrage concret de nos travaux, avec l’examen des premiers rapports concernant un pays latino-américain et un pays européen que nous avons tenu à lancer avec méthode et détermination dès cette session, sans plus tergiverser. Je remercie mes collègues, notamment les membres des deux task-forces, et le secrétariat pour l’effort important de préparation qu’ils ont mené à bien, malgré des moyens limités. Le site du Comité donne les documents de base, y compris les contre-rapports des ONG ou la contribution des IN et grâce au webcast, l’examen des rapports pourra être suivi en temps réel à travers le monde entier.

Cette session va permettre d’établir une série de précédents et de bonnes pratiques qui illustreront la volonté d’impartialité, de cohérence et de continuité  du Comité en évitant les doubles standards. J’espère que cet examen public aura un valeur de démonstration et d’exemplarité  et créera un effet d’entrainement à l’égard des Etats dont le rapport est attendu et du en 2012. Mais il faut dire très clairement, le Comité ne peut se satisfaire durablement d’une telle situation. Il n’est pas possible, sur un tel sujet, que les lenteurs des uns et les retards des autres faussent dès le départ  la bonne mise en route de la Convention.

En dehors des enjeux sur le bon fonctionnement du système complexe des traités – que nous aurons de discuter prochainement avec les co-facilitateurs de l’Assemblée générale – c’est l’effectivité et l’efficacité de la Convention sur les disparitions forcées qui seraient en cause, si une telle inertie perdurait, au-delà de quelques mois d’ajustement. Nous devons penser dès maintenant à des moyens plus directifs, des méthodes plus proactives, pour mettre en pratique les compétences du Comité, en particulier l’article 29 §.4, en l’absence de rapport. Encore une fois, l’exigence d’accountability est le  point de départ du contrôle, son préalable et sa condition même. Entre la pénurie et l’encombrement, nous devons inventer un mode de fonctionnement dynamique, avec toute la souplesse que prévoit la Convention en écartant le système lourd et routinier des rapports « périodiques ».

Nous comptons également beaucoup sur la vigilance des ONG pour nous transmettre toutes les informations utiles et nous signaler les situations prioritaires, afin de mettre en œuvre les autres compétences du Comité, notamment l’article 33, afin de pallier l’absence de rapport étatique. Dès maintenant nous avons été directement saisi par plusieurs ou groupes d’ONG d’informations préoccupantes  - qui ont fait l’objet de rapports publics de la part de certaines ONG - et le Groupe de travail nous a officiellement informé qu’il avait été alerté sur la situation d’un Etat partie, afin de faciliter la bonne coordination entre les deux organes. Enfin le Comité a été saisi en urgence sur la base de l’article 30 et le résultat de nos efforts répétés qui restent encore confidentiel figurera dans le rapport annuel. Notre 4ème session constituera ainsi un test de la bonne coopération avec les Etats parties concernés, dans la mise en œuvre souple et rapide des compétences les plus novatrices du Comité, en particulier les visites sur le terrain.

A nos yeux, la Convention offre une série de dispositions précises qui sont autant de gages de sécurité juridique pour les Etats et de garanties pour les victimes. C’est dire que les Etats ont tout à gagner à ratifier la Convention et à adapter leur législation, comme une « assurance tous risques » pour l’avenir, en tirant les leçons d’un passé qui trop souvent ne passe pas.  C’est à cette charnière du temps, la longue durée du droit et la brièveté humaine, que se situe le rôle du Comité des disparitions forcées. Nous sommes animés, mes collègues et moi, du même engagement, du même zèle et de la même détermination, de la même impatience qu’au premier jour. Nous avons pu créer un véritable esprit d’équipe au-delà de nos différences et maintenir des contacts étroits entre les sessions, pour mener de front, tous ensemble, la tâche exaltante qui nous attend. J’espère que cette session sera  particulièrement riche, fructueuse et exemplaire, et nous permettra d’aller de l’avant.  Merci à tous de votre présence et de votre concours.


  Pierre Vidal-Naquet, L’affaire Audin, Les Editions de Minuit, 1958 et 1989, reed. 2012, p.29.

Michèle Audin, Une vie brève, Gallimard, 2013.

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