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Déclarations

Le Secrétaire général évoque à Berlin l'hydre de l'intolérance et invite l'Allemagne à participer activement à la conférence mondiale sur le racisme

13 Juillet 2001



13 juillet 2001





Nous avons besoin d’un programme d’action et non de récriminations, déclare-t-il


Ci-après le texte du discours prononcé aujourd’hui par le Secrétaire général, M. Kofi Annan, à l’Université libre de Berlin :

C’est pour moi un honneur et un plaisir d’être parmi vous aujourd’hui. Depuis sa fondation aux premiers jours de la guerre froide, votre célèbre université s’occupe des grands problèmes de notre temps. Les étudiants et les professeurs, ensemble, ont pris position pour la liberté, pour la démocratie, sachant regarder en face les problèmes sociaux contemporains. Aujourd'hui, certains des professeurs de l’Université soutiennent l’initiative que j’ai lancée – le Pacte mondial – pour améliorer le comportement citoyen des entreprises dans le monde. Votre volonté de coopérer avec les universités d’autres pays, y compris dans les pays en développement, répond tout à fait à l’esprit des Nations Unies. C’est dire le plaisir que j’éprouve à être parmi des esprits qui me comprennent, parmi des amis.

C’est également pour moi un privilège que de recevoir ce doctorat honoris causa. En ma personne, c’est l’Organisation des Nations Unies que vous honorez, de même que sa mission mondiale de paix et de développement. Je vous remercie de cette reconnaissance, et d’avoir bien compris le rôle vital que jouent les soldats de la paix, les travailleurs humanitaires, le personnel des Nations Unies dans le monde qui est le nôtre.

Je voudrais vous parler aujourd’hui des droits de l’homme, plus particulièrement de la question du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance. En dépit de décennies de travail de la communauté internationale, en dépit du dévouement des militants dans le monde entier, un trop grand nombre de sociétés restent infestées par des conflits ethniques, par la violence, qui trouve sa racine dans la peur de « l’autre », et par un déni du caractère universel des droits de l’homme. C’est pourquoi, dans un peu plus de six semaines, à Durban, en Afrique du Sud, l’Organisation des Nations Unies tiendra une conférence mondiale dans le but d’imprimer une vigueur nouvelle à la lutte contre l’intolérance.

À cet égard, l’Allemagne a un rôle majeur à jouer : État Membre très influent dans les négociations, pays que son histoire porte à rendre prudent, mais avant tout nation dont les hommes et les femmes travaillent dur pour surmonter l’héritage du passé et pour édifier une société harmonieuse fondée sur la justice et l’égalité des chances.

L’intolérance est comme une hydre dont les têtes renaissent toujours. Ses victimes sont diverses : les femmes, les travailleurs immigrés, les réfugiés, les autochtones, les membres des minorités et tous ceux dont les vues politiques ne plaisent pas à tel ou tel, pour telle ou telle raison. Ses manifestations sont également variées : des préjugés racistes se rencontrent sur le lieu de travail, sur les terrains de sport, dans les manuels scolaires, dans la presse et les médias, dans toutes les formes de politique identitaire, mais aussi dans le service public. Or, il est à craindre que la mondialisation n’alimente cette intolérance, à mesure que les contacts accrus et une concurrence nouvelle entre les peuples créent des tensions et des soupçons nouveaux.

Le diagnostic est clair. Mais le traitement n’est pas facile. Nous ne pouvons nous borner à hausser les épaules, en disant que la discrimination fait partie de la nature humaine. Nous savons que la haine s’apprend, qu’on l'inculque – mais qu’on peut apprendre aussi à la surmonter, par une meilleure compréhension. Nous ne devons pas non plus accepter que l’on fasse de l’intolérance une conséquence inévitable de la pauvreté, de l’injustice ou d’un mauvais gouvernement. Oui, ce sont là quelques-unes des conditions qui font que les hommes en viennent aux mains. Mais il est en notre pouvoir de changer tout cela, et c’est certainement aussi notre devoir. Enfin, nous ne pouvons pas prétendre ne pas entendre le discours fasciste, au motif que « les mots ne peuvent nous blesser »; le discours haineux est trop souvent le signe avant-coureur d’actes haineux, et les actes haineux en viennent presque toujours à se transformer en actes de violence, en conflits, ou pire.

La lutte contre l’intolérance n’est pas l’apanage d’un groupe ou d’une organisation; elle appelle une action concertée d’acteurs nombreux et différents.

Les gouvernements et les dirigeants politiques ont un rôle puissant à jouer à cet égard. Il leur incombe de s’assurer que les garanties constitutionnelles, législatives et administratives sont bien en place. Ils sont le mieux placés pour résoudre les problèmes qui alimentent l’intolérance, tels que le chômage, et pour mener un dialogue national sur ces problèmes. Même des actes simples, comme participer à des fêtes ou à des manifestations organisées par des groupes minoritaires, peuvent aider à démontrer que la diversité, pour une société, est une chose précieuse, qu’il faut accepter et même célébrer.

Le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme fait état d’un large ensemble de mesures éprouvées à cet égard. De nombreux pays ont institué un poste de médiateur, créé des commissions parlementaires et autres institutions nationales de défense des droits de l’homme. Plusieurs ont fait des efforts tout particuliers pour régler les revendications foncières des autochtones. D’autres ont veillé à dispenser une formation spéciale en matière de droits de l’homme aux juges, aux policiers, aux fonctionnaires de l’immigration.

Des programmes de développement bien ciblés, en faveur par exemple des Roms, ont aidé à intégrer les minorités dans les sociétés. Des commissions « vérité et réconciliation » ont donné aux pays qui sortent d’une guerre civile un moyen pacifique de faire largement connaître des revendications longtemps contenues, et de progresser vers la réconciliation.

L’interdiction de propager des idées reposant sur la notion de supériorité ou de haine raciales, les interdits contre les organisations et partis politiques extrémistes qui favorisent ou propagent la discrimination raciale, se sont également révélés des moyens efficaces dans beaucoup de pays. Vous le savez, « liberté » ne signifie pas « licence », et comporte des responsabilités à l’égard d’autrui.

L’enseignement, bien sûr, a un rôle décisif à jouer. Mais l’éducation ne relève pas seulement des écoles. Certains pays ont pris des mesures spéciales pour intégrer dans les sociétés de radiodiffusion nationales et régionales des journalistes appartenant aux populations immigrées. Le monde des affaires peut aider à susciter une prise de conscience collective, par ses pratiques en matière de recrutement notamment, et dans mon Pacte mondial, je l’ai préconisé.

Les sportifs, pour leur part, ont un pouvoir énorme pour rassembler des gens de toutes les races et de toutes les nationalités; pensons un instant à l’importance, pour les populations autochtones, de voir Cathy Freeman allumer la torche olympique à Sydney, l’an dernier, et rappelons-nous comment les sportifs se sont unis pour lutter contre l’apartheid. L’éducation commence au foyer; après tout, c’est souvent là que les attitudes racistes ont leur source.

Notre effort a manifestement une dimension internationale. Les pactes et les traités signés sous les auspices des Nations Unies ont suscité une prise de conscience mondiale du problème des droits de l’homme, posé des moyens de protection juridique et inspiré toute une législation nationale. Les rapports et les recommandations de plusieurs comités des Nations Unies ont souvent amené les États à agir. Notre action de développement, les opérations de maintien de la paix, les programmes de défense des droits de l’homme et l’aide humanitaire reposent tous sur le principe de l’égalité. Les Nations Unies sont également une tribune où les nations peuvent faire connaître ce qu’elles font de mieux pour la tolérance – élément essentiel dans l'élaboration des politiques publiques.

A l'heure actuelle, une partie du travail le plus important est réalisé par les Tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie. Avec les condamnations récentes pour faits de génocide, viols, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, des coups puissants ont été portés contre l’impunité, en faveur de l’obligation de rendre des comptes. La présence à La Haye de l’ex-Président Milosevic confirme éloquemment le principe, proclamé de façon mémorable par le Tribunal de Nuremberg, selon lequel il existe des crimes d’une gravité telle que personne ne peut se dérober à l’obligation d’en répondre, quelle que soit sa position dans la hiérarchie civile ou militaire. J'espère sincèrement que nous atteindrons bientôt les 60 ratifications nécessaires pour l'entrée en vigueur du Statut de la Cour pénale internationale, afin que celle-ci puisse prendre sa place dans le système juridique international et jouer son rôle en veillant à ce que tous ceux qui portent le racisme à l'extrême soient tenus de rendre des comptes.

Aucun pays n’est à l’abri du lourd tribut du racisme et de l’intolérance. Mais cela ne signifie pas qu’il existe une solution pour tous. Ce qui fonctionne ici peut très bien ne pas fonctionner là. Les circonstances particulières exigent des réponses spécifiques.

L’Allemagne, pour sa part, a plusieurs défis à relever – certains sont communs à d'autres pays, d’autres uniques en leur genre. Premier moteur de l’intégration européenne, l’Allemagne peut puissamment parler pour la coopération entre les cultures. L’Allemagne a ouvert ses portes à plus de réfugiés que tout autre pays européen. Elle a récemment créé un institut des droits de l’homme indépendant, et l’an dernier le Centre de Nuremberg pour les droits de l’homme s’est vu décerner un prix de l’UNESCO pour son action au service de l’enseignement des droits de l’homme.

La ville de Berlin, de plus en plus, est au carrefour des cultures. Elle accueille une communauté juive dont les effectifs augmentent, elle a reconstruit une belle synagogue que j’ai eu le plaisir de visiter il y a deux ans. L’Allemagne est manifestement engagée dans un effort difficile et impressionnant pour répondre aux problèmes que lui pose son histoire, faire face aux conséquences de la réunification et éliminer les manifestations de l’intolérance.

Et pourtant, votre tâche est loin d’être achevée. L’an dernier, nous avons vu une augmentation spectaculaire du nombre d’incidents racistes, et on dénonce fréquemment de mauvais traitements infligés par des policiers à des étrangers, y compris à des demandeurs d’asile, mais aussi à des citoyens allemands d’origine étrangère.

L’Allemagne semble désormais prête à accepter un nombre grandissant d’immigrants. Cela répond d’abord à la nécessité d’augmenter la population active à mesure que la structure démographique de l’Allemagne entraîne son vieillissement; cela a aussi d’importantes conséquences pour la société allemande. Je tiens à féliciter l’Allemagne pour cette remarquable évolution, d'autant plus bienvenue qu'au cours des dernières années, l'on a vu trop souvent en Europe des manifestations de xénophobie et des manipulations politiques de la peur de l'étranger. L'Allemagne devra se préparer au mieux aux aspects sociaux et relatifs aux droits de l’homme de cette transformation démographique qui se poursuit, en particulier en apprenant aux citoyens les contributions que les immigrants peuvent apporter à la vie quotidienne du pays. J'espère que vous prendrez tous à cœur, le message de l'affiche créée par l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés dont le slogan dit ceci : "On peut être génial et réfugié. Einstein était un réfugié".

J’espère aussi que l’Allemagne sera active à la conférence de Durban, partageant avec d’autres nations l’expérience qu'elle a acquise dans la lutte contre l’intolérance. Les derniers mois ont ouvert de nombreuses fissures au sujet de plusieurs questions sensibles, telles que l’héritage de l’esclavage et du colonialisme et la situation au Moyen-Orient. Pour que la conférence soit un succès, il faut donc d’urgence trouver un terrain commun. Nous devons trouver les moyens de reconnaître le passé sans nous y perdre; et aider à cicatriser les vieilles blessures au lieu de les rouvrir. Nous devons regarder le passé en face, mais surtout nous devons nous préparer énergiquement à l’avenir. Nous avons besoin d’un programme d’action, et non pas de récriminations. L’Allemagne peut beaucoup à cet égard.

Je voudrais terminer mon propos en citant quelques lignes d’un poème qui a été porté à mon attention. Il a été écrit il y a quelques mois par une collégienne berlinoise de 14 ans. Vous me pardonnerez la traduction maladroite :

«D'abord ils attaquent les étrangers, les punks, les handicapés, les juifs,
Puis, un jour, ce sera nous, moi, toi;
C’est pourquoi il faut bien regarder en soi,
Voir quel drôle de type cache peut-être notre for intérieur,
Car si on ne sait pas vraiment qui on est,
Peut-on encore marcher dans les rues sans crainte ? »

Cette collégienne nous engage instamment à agir, où que nous soyons dans le monde. Certains d’entre vous préféreront sans doute défiler dans les rues. D’autres souhaiteront faire paraître des études ou des articles dans la presse. J’espère que vous tous, dans l’esprit de cette université libre de Berlin, participerez personnellement à la lutte contre le fléau de l’intolérance. Ensemble, nous pouvons édifier une vraie communauté internationale des droits et du respect d’autrui.

Je vous remercie encore de me décerner ce diplôme honoraire, et je vous souhaite de réussir dans vos études et au-delà.




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