Déclarations et discours Haut-Commissariat aux droits de l’homme
En Autriche, Volker Türk fait appel à la capacité de l’humanité à tisser des liens et à coopérer face à la tourmente
Célébration du 270e anniversaire de l’École des hautes études internationales de Vienne
01 octobre 2024
Prononcé par
Volker Türk, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme
À
Vienne
Chers dirigeants de l’École des hautes études internationales de Vienne,
Chers invités,
Chers étudiants,
Depuis 270 ans, cet institut se consacre aux affaires internationales. Son histoire traverse la période des Lumières en Europe, qui a remis en question l’obéissance traditionnelle à l’église et à la monarchie et a inspiré des changements politiques, sociaux et économiques de grande ampleur. La révolution industrielle, avec ses progrès économiques, et son exploitation. Elle couvre des siècles d’esclavage et d’oppression coloniale brutale, mais aussi la puissante avancée des mouvements populaires pour l’égalité et la liberté. Des empires moghol, russe, ottoman et austro-hongrois à la dynastie Qing, au shogunat Tokugawa, aux royaumes côtiers d’Afrique de l’Ouest et bien au-delà, les étudiants de cette école ont accompagné l’humanité à travers de grandes souffrances et d’immenses progrès.
Aujourd’hui, notre monde fait face à de nouveaux enjeux historiques. Et nous avons rarement eu autant besoin d’une direction solide qu’aujourd’hui.
Plusieurs guerres brutales et irresponsables déchirent la vie et l’avenir du peuple, de Gaza, d’Israël et du Liban à l’Ukraine, au Soudan, au Myanmar et à la République démocratique du Congo, et laissent dans leur sillage un nombre de victimes à vous briser le cœur.
L’extrême pauvreté est en hausse. L’objectif de mettre fin à la faim dans le monde d’ici à 2030 est en passe d’échouer, même si, de même que les autres objectifs de développement durable des Nations Unies, il est (ou était) tout à fait réalisable. Plus de la moitié des pays les plus pauvres du monde sont en situation de surendettement ou presque. L’incapacité de la communauté internationale à aborder et à résoudre la question de l’ampleur monumentale de la misère humaine ne fait qu’aggraver les tensions et les conflits.
Les changements climatiques, la crise de la disparition des espèces et l’augmentation de la pollution ne sont plus des menaces lointaines, que ce soit dans le temps ou dans l’espace. Ces menaces sont elles aussi à l’origine de la misère et des conflits ; elles menacent notre environnement et nos droits humains, aujourd’hui et partout.
De nombreuses technologies numériques, dont l’intelligence artificielle, les techniques biotechnologiques et les systèmes d’armes létaux autonomes, se développent à une vitesse fulgurante, dépassant de loin la volonté actuelle de la communauté internationale de réglementer les risques qu’elles présentent.
L’avenir de l’humanité dépendra de la manière dont nos pays aborderont ces questions. Pour l’instant cependant, le tableau est bien sombre.
L’espace nécessaire à un véritable débat multilatéral et à une action commune et coopérative s’est considérablement réduit, la communauté internationale se polarisant de plus en plus en blocs hostiles.
Les discours haineux, clivants et déshumanisants se multiplient et se transforment de plus en plus en violence, sous l’effet d’une incitation délibérée et d’outils de médias sociaux problématiques. Même les progrès considérables que nous avons accomplis en matière d’égalité entre les hommes et les femmes, et pour les personnes de toutes races et caractéristiques, sont réduits à néant par des vagues de haine et de mensonges.
La répression des manifestations pacifiques et les attaques contre les défenseurs des droits humains et les journalistes, qui sont des attaques contre la clarté et la vérité, se multiplient, en particulier dans le contexte des élections.
Je suis consterné de voir à quel point notre monde a tourné le dos aux outils éprouvés que sont la résilience et la coopération.
Chers amis,
Pour trouver une manière solide d’avancer, nous devons nous tourner vers le passé.
Nous devons étudier attentivement les moteurs et les causes profondes des tensions, de la violence et des conflits. Nous devons examiner les solutions que nos ancêtres ont élaborées pour résoudre ces tensions et ces conflits, et qui ont fonctionné.
Si vous le permettez, je vais vous raconter une histoire.
J’ai grandi à Linz, à environ deux heures de route à l’ouest de Vienne, et à environ 20 km à l’ouest de Mauthausen, l’un des camps de concentration les plus brutaux de l’Allemagne nazie. Pendant mon adolescence, dans les années 1970 et 1980, j’ai été choqué d’apprendre les horreurs qui avaient été infligées à tant de personnes seulement quelques décennies auparavant, et par le déni étouffant de cette réalité qui semblait régner tout autour de nous.
À l’âge de 15 ans, un professeur a distribué des exemplaires de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Au cours des années qui ont suivi, j’ai réalisé que les dirigeants qui avaient adopté la Déclaration universelle ne l’avaient pas fait par simple idéalisme.
Leurs nations étaient épuisées, amères, encore étouffées par les fumées des hostilités qui avaient alimenté le plus terrible conflit de tous les temps.
Ils ont adopté la Déclaration universelle, car ils cherchaient à traiter et à résoudre les causes des multiples types de dommages effroyables infligés pendant la Seconde Guerre mondiale et auparavant.
Ils savaient qu’en mettant en œuvre les droits humains, non seulement en les déclarant, mais aussi en les appliquant, ils protégeraient leurs sociétés.
Les droits humains permettent d’instaurer des sociétés plus pacifiques, car les différends peuvent être résolus grâce à un système de justice impartial.
Les droits humains façonnent les sociétés où la loi sert le bien commun et non les intérêts des puissants ou des corrompus.
Où les femmes et les hommes de toutes races et origines peuvent être libres de toute discrimination et contribuer pleinement au développement et à la vie publique, à l’économie, à la politique, à la société et à la culture.
Où les jeunes peuvent espérer participer au développement et en bénéficier de manière équitable.
Les droits humains construisent des sociétés où un espace civique large et libre, et une participation significative et inclusive renforcent la confiance, les décisions éclairées et la résilience face aux chocs, y compris les chocs planétaires.
Des sociétés qui coopèrent avec leurs voisins et tous les autres États pour élaborer des politiques qui protègent la paix et les droits.
Des économies qui fournissent une part équitable du développement, car toutes les décisions budgétaires, fiscales et d’investissement sont ancrées dans les principes des droits humains.
Des sociétés qui préservent le droit à un environnement propre, sûr et durable, ainsi que les besoins et les intérêts des générations futures.
À 15 ans, la Déclaration universelle des droits de l’homme et les mouvements sociaux d’après-guerre qui l’ont accompagnée ont été pour moi une source d’inspiration et m’ont apporté un profond sentiment d’espoir. Les mouvements pour les droits des femmes, l’égalité raciale, la justice sociale, les droits des LGBTQ+. Les mouvements visant à mettre fin à l’apartheid, à l’exploitation coloniale, à l’antisémitisme et à la haine meurtrière qui ont tant marqué mon pays.
D’ailleurs, ce petit livret transformateur m’accompagne encore aujourd’hui. Car pour moi, les droits humains expriment les valeurs les plus profondes de notre humanité commune. Ils s’inspirent des traditions africaines et autochtones, du bouddhisme, du confucianisme, du christianisme, de l’hindouisme, de l’islam, du judaïsme, des Lumières et de nombreuses autres sources du monde entier. Ils sont une force unificatrice, une force qui, je pense, peut surmonter les divisions et la polarisation. Ils nous rappellent que, même si nous savons que notre monde ne sera jamais parfait, les principes et les outils des droits humains permettent de mener des efforts communs en faveur de la paix et de la sécurité, pour établir un niveau de développement plus sain et plus équitable et pour faire régner la justice.
Que signifieraient ces principes et ces outils pour notre monde aujourd’hui ?
Au niveau national, il s’agirait d’investir dans les droits, car ils sont concrets et efficaces.
Les inégalités persistantes et le manque d’accès aux droits fondamentaux, notamment à l’alimentation, à une éducation et à des soins de santé adéquats, à un logement et à un travail décents, constituent des violations des droits humains. Ils sont également à l’origine de tensions au sein des sociétés.
La discrimination systémique est une autre violation profonde des droits humains. Elle prive aussi la société de la pleine contribution de tous ses membres.
L’écrasement de la dissidence est une violation des droits humains. Il réduit aussi au silence les voix de la créativité et de la vérité : des voix qui contribuent à l’élaboration de meilleures politiques.
La gouvernance doit être collaborative et faire intervenir de nombreuses perspectives. Nous devons avoir l’humilité de reconnaître que les vrais experts sont les utilisateurs sur le terrain. Nous devons également agir sur le fait que la gouvernance nationale guidée par les principes des droits humains construit des sociétés qui sont mieux à même de faire face aux menaces et de les résoudre.
Au niveau mondial, nous avons besoin d’un multilatéralisme fort, d’un multilatéralisme bien trempé. Notre multilatéralisme actuel est à la dérive. L’ONU est le meilleur espoir de notre monde pour un débat coopératif sur les risques mondiaux, mais ses institutions ont été minées par la polarisation et les promesses non tenues. Nous avons besoin d’institutions multilatérales ancrées dans la solidarité, l’équité et la justice, qui bénéficient d’une forte adhésion des États et des sociétés dans leur ensemble.
Le monde d’hier de Stefan Zweig est une élégie obsédante sur Vienne et le monde, avant le massacre de la Première Guerre mondiale. Il est imprégné de pressentiments et d’un désespoir douloureux. Zweig s’est suicidé en 1942 : il ne supportait plus de vivre dans un monde qui, il en était certain, était en train de disparaître. Pourtant, à peine trois ans plus tard, un monde entièrement différent commençait à prendre forme, sous l’impulsion de la Charte des Nations Unies et éclairé par la Déclaration universelle des droits de l’homme.
L’avenir n’est jamais marqué dans la pierre. Comment pourrait-il l’être ? Car c’est nous, et nos actions, qui contribuons à le forger.
Il y a tout juste dix jours, le Sommet de l’avenir de l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté un accord qui annonce une trajectoire très différente et beaucoup plus positive pour notre monde.
En 56 points d’action spécifiques et souvent encourageants, il promet une coopération internationale renouvelée, fondée sur le respect du droit international. Il incite les États à renforcer leur action en faveur des droits des femmes et de la lutte contre toutes les formes de discrimination, à mettre en œuvre les engagements pris en matière de changement climatique et à œuvrer en faveur de la paix.
Que tous les États présents dans cette salle aient été ou non parfaitement sincères dans leur engagement à agir, il était très clair pour nous tous que la grande majorité des États était fortement en faveur d’une plus grande coopération pour mettre fin à la guerre et remettre le Programme du développement durable sur les rails. Pour ce faire, ils ont pris des engagements forts et universels pour lutter contre les violations des droits humains qui sont à l’origine des conflits et qui entravent le développement durable.
« Nous n’accepterons pas un avenir dans lequel toute dignité et toute perspective seraient interdites à la moitié de la population mondiale ou deviendraient l’apanage des personnes privilégiées ou des riches », indique le Pacte pour l’avenir. « Nous respecterons, protégerons, promouvrons et réaliserons tous les droits humains [...] et nous affirmerons sans ambiguïté aucune ce en quoi nous croyons et que nous ferons respecter : le droit de toute personne de vivre à l’abri de la peur et du besoin. »
Ainsi, malgré le fait que les sombres perspectives de Zweig résonnent dans le monde qui nous entoure aujourd’hui, j’ai de l’espoir, et je veux vous en donner.
Les êtres humains ont une capacité unique à créer des liens et à communiquer avec les autres. Nous sommes capables de gérer le changement, d’initier des mouvements et de coopérer avec des groupes qui ne sont pas identiques aux nôtres. Ce sont ces caractéristiques qui ont permis à l’humanité de rester en vie, encore et encore, tout au long de l’histoire. Et nos générations partagent ces qualités aujourd’hui. Nous partageons ces principes fondamentaux.
Il se peut que vous soyez également appelés à rejoindre ce grand mouvement de l’histoire humaine marqué par la communication, la coopération et la perspicacité, que ce soit à titre personnel ou en tant que praticiens de la diplomatie et des affaires internationales.
Je ne doute pas que vos perspectives seront grandement influencées par vos études dans cette institution et par les liens que vous aurez tissés au sein de cette communauté diversifiée que j’ai eu le plaisir de rencontrer aujourd’hui.
Les amitiés que j’ai nouées lorsque j’étais à l’Université de Vienne ont également contribué à façonner ma vision des choses. Je me suis notamment lié d’amitié avec des étudiants réfugiés, qui avaient vécu des épreuves totalement différentes de celles que j’avais vécues dans mon enfance et mon adolescence paisibles. Cela m’a aussi attiré vers les principes universels d’égalité et de justice qui sont incarnés par les droits humains. Cela m’a fait réaliser l’importance de soutenir des systèmes permettant de construire un monde plus juste.
Car s’ils ne sont pas universels, les droits ne sont pas des droits. Ils sont aléatoires. Ils sont temporaires, capricieux, facilement supprimés.
Pour que je puisse avoir des droits, et non un privilège temporaire, vous et tous les autres êtres humains devez avoir des droits. Cette notion trouve un écho dans l’ubuntu, la philosophie africaine selon laquelle « je suis, car tu es ». Cette conception fondamentale de l’universalité des droits est cruciale pour la Déclaration universelle. Il existe peu de phrases dans le droit international qui soient aussi belles, aussi transformatrices ou aussi vraies que son article premier : Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.
Les droits humains restent radicaux par essence, car ils ont généré des changements immenses dans les sociétés du monde entier.
Ils nous autorisent à remettre en question les dogmes, les déséquilibres de pouvoir et les préjugés profondément ancrés.
Ils incarnent l’espoir. Ils nous montrent la voie la plus inclusive, efficace et empreinte de principes.
Aujourd’hui, vous vous lancez dans une nouvelle aventure de votre vie intellectuelle et de votre carrière, alors que de nombreuses menaces graves et interdépendantes pèsent sur vous. Aujourd’hui et à l’avenir, je vous exhorte à aider vos communautés et vos sociétés à relever les défis auxquels elles sont confrontées dans la poursuite de nos droits universels, à savoir nos droits fondamentaux et éternels à l’égalité, à la liberté, à la dignité et à la justice.
Durant sa visite à Vienne, le Haut-Commissaire a également prononcé un discours devant la Cour constitutionnelle autrichienne en allemand.