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Communiqués de presse Procédures spéciales

Conclusions préliminaires de la visite : la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste conclut sa visite en France

23 Mai 2018

Paris (23 mai 2018) Mme Fionnuala Ní Aoláin, Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, s’est rendue en France du 14 au 23 mai 2018. Elle remercie le Gouvernement français d’avoir permis et appuyé cette visite. L’objectif était de dialoguer et d’évaluer les pratiques adoptées en France en matière de droit, de politique et de lutte antiterroriste au regard des obligations internationales du pays relatives aux droits de l’homme, notamment dans les domaines suivants : contrôle des pouvoirs antiterroristes, y compris les pouvoirs spéciaux, mesures administratives préventives, enquêtes, détention, arrestation et jugement des personnes soupçonnées ou accusées de terrorisme, stratégies de prévention du terrorisme, et droits des victimes de ce dernier et des personnes ayant pâti de mesures antiterroristes.

La Rapporteuse spéciale a rencontré la Ministre de la justice, le Directeur adjoint de la Sous-Direction des droits de l’homme et des affaires humanitaires du Ministère des affaires étrangères, l’Ambassadeur pour les droits de l’homme chargé de la dimension internationale de la Shoah, des spoliations et du devoir de mémoire, le Directeur adjoint du Cabinet du Ministre de l’Europe et des affaires étrangères, les membres de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), le Rapporteur de la Commission de l’Assemblée nationale chargée de statuer sur la loi du 30 octobre 2017 relative à la sécurité intérieure (Loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme), le Président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), la Secrétaire générale du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), le Directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au Ministère de l’intérieur (DLPAJ), les vice-présidents de la Section du contentieux et de la Section des services spécialisés de renseignement du Conseil d’État, le Vice-Président de la Section de l’intérieur du Conseil d’État, le directeur de cabinet du Préfet de police de Paris, le Conseiller diplomatique et membre du Cabinet du Préfet de police de Paris, le Défenseur des droits, le fondateur et directeur de l’Association française des victimes du terrorisme (AfVT), le Conseiller diplomatique de la Ministre des armées, le Procureur général de Paris, la Présidente du Conseil national des barreaux, le Directeur général de la Sécurité intérieure (DGSI), et le Directeur général de la Police nationale (DGPN). Elle a également rencontré des avocats, des journalistes, des victimes d’attentats terroristes et des organisations de la société civile. Elle a visité la maison d’arrêt du Val-d’Oise à Osny, où elle s’est entretenue avec plusieurs détenus condamnés pour terrorisme. Outre des responsables gouvernementaux, des membres d’organes de contrôle et des membres de l’appareil judiciaire et de la profession juridique, elle a rencontré des membres de la société civile au sens large. Elle est particulièrement reconnaissante d’avoir eu l’occasion de rencontrer des victimes du terrorisme, dont la vie a été irrévocablement bouleversée par des blessures, des traumatismes et des pertes.

La Rapporteuse spéciale se félicite de la transparence qui a prévalu et de la manière constructive et coopérative dont le Gouvernement a facilité sa visite, ce qui a permis un dialogue franc et ouvert.

Compte tenu de son arrivée en France au lendemain de l’attentat terroriste du 12 mai 2018, la Rapporteuse spéciale est tout à fait consciente des défis que les autorités françaises doivent relever pour assurer la sécurité du public. En particulier, la France a connu, depuis janvier 2015, d’importants actes de violence, notamment l’attentat contre les bureaux de Charlie Hebdo et le supermarché Hypercacher à Paris, l’horrible triple attaque de novembre 2015 à Paris, lorsque des hommes armés et des kamikazes ont frappé une salle de concert, un grand stade, des restaurants et des bars, faisant presque simultanément 130 morts et des centaines de blessés, et la terrible attaque à Nice le 14 juillet 2016. La même année, d’autres attentats ont eu lieu à Valence, Paris, Magnville et Saint-Étienne-du-Rouvray. La Rapporteuse spéciale est consciente des défis que présente le retour de combattants français des zones de conflit, notamment d’individus susceptibles d’avoir commis des actes terroristes, ainsi que de la menace constante que fait peser l’extrémisme violent. La France est en outre aux prises avec le retour, des zones de conflit, d’autres citoyens accompagnant des combattants étrangers, y compris des conjoints et des mineurs. La France reste très mobilisée et sensible à la sécurité de ses citoyens face au terrorisme.

Il est à noter que le système juridique et politique français participe depuis des décennies à la lutte antiterroriste. Cela inclut aussi bien les attaques directes perpétrées sur le sol français que celles dirigées contre des citoyens français à l’étranger. À cet égard, la France possède une vaste expérience de la gestion du terrorisme dans le cadre de l’État de droit et d’un engagement soutenu à faire respecter les obligations relatives aux droits de l’homme dans ses pratiques nationales.
En France, le droit et la pratique de la lutte antiterroriste sont professionnalisés. Pour la gestion du terrorisme, l’exécutif et le législatif ont tous deux été saisis. Cette question et l’équilibre approprié à ménager entre la protection des droits et les mesures de sécurité font l’objet d’un débat sérieux, caractéristiques d’une démocratie mûre. Les autorités judiciaires (constitutionnelles, civiles, pénales et administratives) françaises se sont considérablement impliquées dans le traitement, la gestion et le contrôle de la lutte antiterroriste par l’État. Les tribunaux sont solides et indépendants. En outre, il existe, en ce qui concerne le traitement juridique de l’exercice de pouvoirs spéciaux, une importante jurisprudence promulguée depuis de nombreuses années par divers tribunaux, y compris la Cour constitutionnelle. La Rapporteuse spéciale se félicite de la solidité du contrôle judiciaire, important aspect de l’exercice de pouvoirs spéciaux et exemple de bonne pratique nationale.

En France, la lutte antiterroriste est coordonnée au niveau national avec, notamment, la création du Département central de lutte antiterroriste du parquet de Paris (14e section), la spécialisation des juges et des procureurs, et le rôle unique que joue le Ministère public dans les poursuites engagées en matière de terrorisme. Bien que la coordination des multiples organes de sécurité ne soit pas encore parfaite, la Rapporteuse spéciale a été impressionnée par l’attention que les responsables qu’elle a rencontrés portent à cette question. Comme dans de nombreux États, la coordination est un travail constant et s’améliore à mesure que la confiance et les capacités se renforcent avec le temps.

La Rapporteuse spéciale reconnaît, en particulier, l’exceptionnel travail entrepris et affiné par la France à l’égard des victimes du terrorisme. Depuis les années 1980, la France met en œuvre un programme complet et solide d’indemnisation des victimes. Le Fonds de garantie des victimes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI) incarne le principe de solidarité nationale, renforce les moyens juridiques et l’autonomie des victimes et prévoit des mesures propres à répondre à leurs besoins immédiats et durables. Le gouvernement a également pris l’initiative d’honorer la mémoire des victimes du terrorisme, important geste symbolique adressé aux familles de ceux qui ont perdu la vie à cause du terrorisme. La société civile est bien organisée et constamment associée à la planification de l’aide aux victimes.

Conformément aux recommandations faites par le Conseil de sécurité dans ses résolutions et à la Stratégie antiterroriste mondiale, la France joue un rôle moteur dans la coordination régionale et internationale des activités menées contre le terrorisme. Elle contribue de manière forte et positive à faire valoir l’importance d’intégrer les droits de l’homme et les obligations du droit international correspondant dans la lutte mondiale contre ce fléau.

En dépit des nombreux aspects louables des lois et pratiques françaises en matière de contre-terrorisme, la Rapporteuse spéciale souhaiterait formuler un certain nombre d’observations, de préoccupations et de recommandations au sujet de différents points de la réglementation antiterroriste, notamment la reddition de comptes et le contrôle des mesures appliquées au cours de l’état d’urgence officiel de la France (novembre 2015 − octobre 2017), le statut juridique des nouvelles mesures administratives (Loi SILT du 30 octobre 2017), l’indépendance et la fiabilité du contrôle judiciaire et non-judiciaire lié aux mesures de lutte contre le terrorisme actuelles, la protection des droits découlant du respect des règles de procédure et de fond dans le cadre des mesures administratives, les effets cumulés de mesures administratives et individuelles complexes qui s’empilent au fil des années concernant certains individus en particulier, les effets du délit d’« apologie du terrorisme » sur l’exercice et la protection de la liberté d’expression, les préoccupations relatives au profilage racial et religieux dans le cadre de la lutte antiterroriste et ses conséquences sur l’exercice des droits de minorités particulières, les obligations relatives aux droits de l’homme qui s’appliquent aux citoyens français à l’étranger, et la nécessité de mener des stratégies de prévention dans le respect des droits de l’homme et sans discrimination.

La législation française en matière de lutte contre le terrorisme est étendue et s’est considérablement étoffée avec le temps. Une loi d’urgence de 1955 accorde d’importants pouvoirs au Ministre de l’intérieur et aux représentants des administrations locales, en les autorisant à procéder à des perquisitions domiciliaires et dans d’autres locaux et à restreindre les déplacements sans mandat judiciaire. La loi de 1986 étend les pouvoirs exceptionnels dans le contexte d’atteintes à l’ordre public. En décembre 2012, le Parlement français adopte la loi 2012-1432 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme. En novembre 2014, une nouvelle loi antiterroriste est promulguée et prévoit le recours à des mesures administratives, notamment l’interdiction de déplacement. La France a déclaré l’état d’urgence en novembre 2015 et l’a prolongé six fois. De nombreux représentants gouvernementaux ont souligné l’importance pour la France d’éviter un état d’urgence permanent et la profonde attention accordée au fait d’éviter de renforcer indéfiniment des pouvoirs exceptionnels. À cette fin, un nouveau projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) a été adopté en octobre 2017. Cette loi apporte un certain nombre de profonds changements au cadre de la lutte contre le terrorisme. Il s’agit de privilégier les mesures administratives comme fondement juridique permettant de prendre des mesures de prévention du terrorisme et d’instaurer un contrôle a posteriori plutôt qu’a priori. Le contrôle est alors effectué au titre du droit administratif et non pénal. La Rapporteuse spéciale a accordé une grande attention au statut de cette loi au regard des normes internationales en vigueur concernant la réglementation des pouvoirs exceptionnels. Tout en saluant une évolution notable et satisfaisante par rapport à l’état d’urgence proclamé, la Rapporteuse spéciale s’inquiète que la nouvelle loi exceptionnelle SILT, qui s’inscrit dans le large éventail des pouvoirs dont dispose déjà l’État en matière de lutte contre le terrorisme, instaure de facto un état d’urgence qualifiée dans le droit commun français. Elle se dit également préoccupée par la transposition de pouvoirs exceptionnels dans le droit commun (notamment la délimitation de périmètres de sécurité, la fermeture des lieux de culte (6 mois maximum), et les pouvoirs d’assignation à résidence et de mise en place de mesures de surveillance), compte tenu des conséquences que cela pourrait avoir sur la protection et la promotion des droits. Il ne fait aucun doute que l’État puisse adopter légalement des restrictions visant à protéger l’ordre public, mais leur caractère exceptionnel est clairement remis en cause lorsque des mesures antiterroristes entrainent des conséquences profondes, durables et potentiellement disproportionnées pour l’exercice des droits de l’homme. Comme je l’évoquerai plus tard, lorsque des mesures juridiques exceptionnelles sont prises, elles doivent systématiquement être à la fois nécessaires et proportionnées. Ces lois doivent également être soumises à un contrôle complet et transparent afin de surveiller les violations des principes de légalité, de proportionnalité et de même application pour tous. La totalité des effets des lois telles que celles qui ont été adoptées depuis 1955 jusqu’à nos jours sur la protection globale des droits (pouvoirs exceptionnels complexes et qui s’accumulent) doit faire l’objet d’un examen constant, car un examen fragmentaire de certains aspects des lois de lutte contre le terrorisme ne suffit pas à faire face aux conséquences globales qu’elles pourraient avoir sur la protection des droits. La Rapporteuse spéciale craint qu’il n’existe pas de système de contre-pouvoirs suffisant pour protéger les droits des personnes qui font l’objet de mesures administratives notamment en ce qui concerne leurs droits relatifs à la liberté de se déplacer, à la vie privée, à la vie de famille, à la liberté et à la liberté de croyance et de pratique religieuses.

La Rapporteuse spéciale se dit particulièrement préoccupée en ce qui concerne les mesures administratives, comme le recours par les tribunaux administratifs aux « notes blanches », c’est-à-dire des notes confidentielles émanant des services de sécurité et administratifs du Ministère de l’intérieur. Ces documents constituent le fondement sur lequel reposent les mesures administratives. Selon la Rapporteuse spéciale, ces notes représentent une entrave à la présomption d’innocence, font en sorte d’inverser la charge de la preuve et affaiblissent les droits de la défense au tribunal. La Rapporteuse spéciale s’inquiète également de la diminution de l’exercice effectif du secret professionnel entre l’avocat et son client en raison du recours aux pouvoirs exceptionnels et à l’administration de la justice dans les cas de terrorisme.

La Rapporteuse spéciale note le danger certain que représente le fait d’appliquer des mesures administratives exceptionnelles destinées à lutter contre le terrorisme à d’autres contextes, notamment – mais pas uniquement – à des rassemblements publics tels que les manifestations pour l’environnement. Elle encourage le Gouvernement français et les autorités judiciaires à se garder d’une telle dérive, compte tenu de ses effets délétères sur l’intégrité du système juridique et sur la capacité du droit commun français de régir l’ordre public normal.

La Rapporteuse spéciale souligne les effets potentiellement disproportionnés des mesures administratives concernant les droits collectifs instaurées par la loi SILT. Elle est particulièrement soucieuse de l’atteinte à l’exercice de la liberté religieuse que constitue la fermeture de mosquées. Lorsque le droit commun permet de prononcer la fermeture des lieux de culte avec le contrôle a priori que cela suppose, la Rapporteuse spéciale encourage à se reposer sur cette procédure ordinaire. Elle insiste sur le caractère exceptionnel de ces mesures collectives qui ont d’importantes répercussions sur l’exercice des droits de nombreux individus dont les liens avec un quelconque acte malveillant sont extrêmement ténus.

La Rapporteuse spéciale a appelé l’attention sur les effets notables du délit d’« apologie du terrorisme » sur le droit à la liberté d’expression. Ce délit constitue en chiffres absolus la mesure pénale la plus fréquemment utilisée en France au titre du régime de lutte contre le terrorisme. La Rapporteuse spéciale admet qu’il existe des cas réels et nécessaires dans lesquels l’exhortation au terrorisme doit être réprimée par les autorités. Néanmoins, la mesure dans laquelle ce délit recouvre une série étendue et indiscriminée d’expressions et d’acteurs révèle une restriction abusive de la liberté d’expression telle qu’elle est protégée par les droits de l’homme internationaux en France. La Rapporteuse spéciale est particulièrement préoccupée de constater que la loi a été largement appliquée à l’encontre de mineurs.
La Rapporteuse spéciale est tout à fait consciente que l’effet conjugué des mesures de contre-terrorisme administratives en France va sensiblement modifier la réglementation des libertés personnelles vers une sphère précriminelle ou de précaution. Cela risque de remettre sérieusement en question l’équilibre global des libertés et des droits, en particulier si l’on prend en considération les effets cumulatifs des mesures de contre-terrorisme. Lorsque de telles mesures réglementaires sont prises, il est d’autant plus important que les protections contre les abus soient bien établies et accessibles et que les méthodes de supervision pour déterminer la nécessité, la proportionnalité et la légalité de ces mesures soient constamment revues et systématisées.

La Rapporteuse spéciale note que certains mécanismes de recours et de réexamen sont disponibles en ce qui concerne la loi SILT et les autres lois en matière de lutte contre le terrorisme. Elle a insisté sur l’importance d’un examen parlementaire rigoureux, et félicite le Gouvernement français d’avoir mis en place un processus d’examen parlementaire dans lequel les membres prennent leurs responsabilités sérieusement et délibérément. Ce processus d’examen est toutefois limité et circonscrit. Il ne s’applique qu’à un certain nombre de mesures sous la loi SILT, est principalement axé sur la mobilisation des autorités et ne semble pas donner lieu à des consultations soutenues avec les communautés et les individus concernés. En parallèle, les autorités de collecte de renseignements ayant été inscrites dans la loi, une Commission nationale consultative de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) a été créée. La mise en place de cet organe consultatif est une étape positive. Toutefois, il ne va pas assez loin dans la création d’une entité pleinement indépendante et légalement habilitée à superviser les capacités de collecte de données des services de renseignement. Il reste consultatif, même si en pratique, on observe que ses conseils sont généralement suivis d’effets. En ce qui concerne la CNCTR, la Rapporteuse spéciale recommande notamment d’accroître la représentation judiciaire dans la composition de cet organe, l’engagement en faveur de l’autorisation a priori en tant qu’approche ordinaire de la supervision compte tenu de l’équilibre et des conséquences des limitations des droits concernés, ainsi qu’une plus grande transparence par la publication d’un rapport annuel donnant des informations sur certaines des mesures prises. La Rapporteuse spéciale recommande qu’un organe expert de contrôle pleinement indépendant soit créé pour superviser l’ensemble des services de lutte anti-terroriste et de sécurité nationale exceptionnelle opérationnels en France.

Enfin, la Rapporteuse spéciale sait que des recours juridiques sous forme d’enquêtes administratives sont à disposition des personnes affectées négativement par l’exercice des pouvoirs administratifs liés au contre-terrorisme. En pratique, cependant, la Rapporteuse spéciale est consciente que ce type de procédures d’appel sont lentes et que les personnes concernées ne sont pas forcément bien placées pour former des recours juridiques. Le petit nombre de recours formés par rapport au grand nombre de mesures administratives prises durant l’état d’urgence met en évidence les lacunes du système (par exemple, si l’on compare le nombre de perquisitions menées avec le nombre de poursuites, de décisions judiciaires et d’incarcérations ultérieures dans cette catégorie). Pour que les recours soient utiles, l’accès à la justice doit être direct, ouvert et rapide, et offrir une solution adaptée à l’individu concerné. 

Comme de nombreux pays, la France est confrontée aux défis en matière de lutte contre la radicalisation, notamment à ses manifestations violentes, et a pris des mesures énergiques depuis avril 2014 en vue d’élaborer des politiques stratégiques à cet égard. En écho à l’appel lancé par le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies lors de la présentation de son Plan d’action pour la prévention de l’extrémisme violent (A/70/674), la France a adopté un Plan national de prévention de la radicalisation (février 2018). Le plan contient 60 mesures s’adressant principalement aux ministères et aux directeurs de différents secteurs (notamment l’éducation, le sport, la santé, les prisons, le contre discours et les entreprises) pour les former à repérer, signaler et prendre en charge les personnes identifiées comme étant radicalisées. Les bases juridiques de la définition de la radicalisation, la façon dont ces critères respectent les bonnes pratiques et enfin, la façon dont ces critères s’articulent pour réprimer les voies d’expression civique et de pratique religieuse légitimes et protégées, ne sont pas clairement identifiées. Le plan national ne précise pas les recours qui pourraient être mis à disposition des personnes injustement identifiées comme radicalisées au sein du cadre proposé. Tout en confirmant que le signalement et la supervision sont un aspect important de la lutte contre le terrorisme, la Rapporteuse spéciale s’inquiète que d’autres aspects essentiels ne soient pas intégrés ni adéquatement pris en considération dans l’approche gouvernementale. La Rapporteuse spéciale note que la stratégie de lutte contre la radicalisation semble peu insister sur l’adoption et la promotion d’une approche « ascendante » ainsi que d’une approche « descendante », ni donner la priorité aux relations avec les communautés affectées en tant que pilier de la politique de lutte contre la radicalisation. En outre, il existe un risque significatif que l’approche utilisée pour repérer la radicalisation confonde les pratiques religieuses véritables et protégées et la radicalisation terroriste, et il semble qu’il y ait peu de garde-fous pour se prémunir contre ces situations. La Rapporteuse spéciale encourage le gouvernement à porter une attention particulière aux facteurs incitatifs et dissuasifs de la radicalisation, et notamment à adopter une approche globale des conditions menant à la radicalisation, comprenant non seulement les mesures essentielles de lutte contre le terrorisme axées sur la sécurité, mais aussi la prise en compte des conditions sous-jacentes qui conduisent certains individus à se radicaliser et rallier des groupes extrémistes violents.

La Rapporteuse spéciale s'est rendue à la maison d'arrêt d'Osny, où des explications détaillées lui ont été fournies sur le régime de séparation et d'évaluation des détenus radicalisés dans un quartier d'évaluation de la radicalisation (QER), qu'elle a inspecté, et où elle a rencontré plusieurs détenus purgeant leur peine. Le personnel de la prison est apparu bien informé et ayant une vision réfléchie des pratiques mises en œuvre dans les prisons françaises pour évaluer et gérer les détenus radicalisés selon des approches pluridisciplinaires. Il nous a été présenté une analyse réaliste des difficultés, reconnaissant que les résultats et l'efficacité restent à démontrer et témoignant d'une conscience claire, dont il convient de se féliciter, des aspects liés aux droits de l'homme de la gestion de cette population carcérale. Nous encourageons et appuyons l’intention des autorités pénitentiaires d’entreprendre la documentation, les recherches et l'établissement de données factuelles que nécessitent ces processus d'évaluation et la mesure des stratégies récemment mises en place. Les conditions de détention étaient adéquates, la pratique religieuse nous a semblé libre d'entraves et d'importantes possibilités d'éducation et d'autres activités étaient offertes aux détenus. La Rapporteuse spéciale souhaite faire observer que si la liberté de mouvement des détenus crée certes des risques, les mesures ayant pour effet d'isoler des individus pendant de longues périodes de confinement solitaire pourraient être considérées comme s'apparentant à un traitement inhumain et dégradant.

La France a mis en place plusieurs mesures préventives en vue de décourager les personnes projetant de quitter son territoire pour devenir des « combattants étrangers », notamment une interdiction de sortie du territoire d'une durée de six mois, renouvelable pour une période totale pouvant atteindre deux ans. Ces mesures s'inspirent en partie des orientations formulées dans les résolutions 2178 (2014) et 2396 (2017) du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies. L'interdiction peut faire l'objet d'un réexamen, postérieurement mais non préalablement à son application, et elle se fonde généralement sur des informations fournies par les services de renseignement qui ne sont pas divulguées. Parallèlement à d'autres observations, la Rapporteuse spéciale exprime sa préoccupation devant les effets cumulatifs que ces mesures pourraient avoir sur la protection des libertés lorsque des citoyens sont soumis à des restrictions de leurs mouvements, y compris les voyages à destination des pays d'origine de la famille, ou aux fins de pratiques religieuses, de regroupement familial ou à toute autre fin justifiée. S'il est légitime de restreindre la liberté de mouvement au nom de l'ordre public, ces restrictions doivent être strictement nécessaires et proportionnées, justifiées de manière factuelle, et leur cumul éventuel faire l'objet de contrôles stricts et permanents.

De manière générale, les personnes qui reviennent de zones de conflits armés intensifs sont fréquemment inculpées pour « entreprise terroriste ». Sa législation permet à la France de poursuivre devant ses tribunaux les auteurs d'actes violents, armés ou terroristes commis dans d'autres pays par ses ressortissants ou par des personnes résidant habituellement sur son sol (en vertu du principe de la personnalité active). La France a ainsi l'importante faculté d'exercer largement sa juridiction sur les actes de violence systématiques, y compris les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité, commis par des citoyens français sur un territoire étranger où sévit un conflit. La Rapporteuse spéciale encourage le Procureur de la République à prendre en considération et à donner tout le poids voulu à cette faculté, en reconnaissant les problèmes qui se posent, notamment en matière d'établissement des preuves. Face à l'impunité dont bénéficient les actes systématiques de torture, d'exécution extrajudiciaire, de viol et de violences sexuelles perpétrés en Iraq et en Syrie, et la profonde absence de justice réelle pour les victimes de ces crimes, la France est sans doute la seule à même de combler ce vide.

La Rapporteuse spéciale garde présent à l'esprit le nombre considérable de combattants et d'épouses et d'enfants de combattants de nationalité française qui sont retenus dans des camps de détention ou attendent d'être jugés sur des territoires étrangers. Dans plusieurs de ces pays, il y a lieu de nourrir de sérieuses inquiétudes concernant les garanties d'un procès équitable, l'accès à une véritable représentation juridique et les risques de torture et de traitement inhumain et dégradant, y compris des violences sexuelles, pendant la période de détention préventive ou d'incarcération. La France a adopté le principe selon lequel le sort de ses citoyens concernés est de manière générale laissé aux décisions du gouvernement local, ou de l'autorité de facto. Le gouvernement français prévoit une protection forte pour les personnes accusées de crimes passibles de la peine de mort. La Rapporteuse spéciale appelle le Gouvernement à prendre toutes les mesures possibles pour assurer la pleine protection juridique de ces citoyens et faire en sorte qu'ils bénéficient d'un procès équitable, et pour qu'en particulier, la situation des mineurs, en ce qui concerne notamment la reconnaissance de leur nationalité, soit régularisée et étroitement contrôlée.  

La laïcité est une valeur essentielle en France. La Constitution interdit toute discrimination. Celle-ci est également prohibée par la loi sous ses formes multiples, y compris la discrimination fondée sur l'origine ethnique ou les croyances religieuses. L'évaluation de l'incidence des lois antiterroristes sur des communautés particulières, notamment des distinctions et disparités racistes qui découlent de ces lois, se heurte à des difficultés complexes liées aux contraintes touchant la collecte de statistiques nationales sur des minorités ou des groupes religieux particuliers. En dépit de ces obstacles techniques à la publication de données ventilées, il apparaît clairement que les communautés arabe et/ou musulmane française sont celles qui ont été principalement visées par des mesures d'exception aussi bien pendant l'état d'urgence qu'à l'heure actuelle dans le cadre de la loi SILT, assortie d'autres mesures antiterroristes. La Rapporteuse spéciale est profondément préoccupée par le fait que ces communautés minoritaires soient désignées en soi comme « groupe suspect » du fait de l'application prolongée de lois antiterroristes. Elle s'inquiète également du danger que le droit légitime et protégé de pratiquer librement sa culture et sa religion soit restreint par les lois et mesures de lutte contre le terrorisme. La Rapporteuse spéciale est vivement consciente de ce que l'amalgame qui est fait entre l'islam et le terrorisme dans la politique du gouvernement et dans l'application des mesures administratives stigmatise injustement cette communauté, crée un fossé entre elle et l'État et provoque une sorte de déni politique et social incompatible avec les obligations de ce même État découlant du droit international relatif aux droits de l'homme. La France doit œuvrer en véritable partenariat avec toutes les communautés dont elle se compose, et prendre des mesures spécifiques pour prévenir un tel amalgame, ce qui implique notamment l'adhésion aux meilleures pratiques en matière de contrôles indépendants, de consultation des communautés, de prévention et de réparations lorsque des violations des droits de l'homme ont été établies par voie judiciaire ou administrative.  

La Rapporteuse spéciale encourage le Gouvernement français à rendre largement disponibles et aisément accessibles les données nationales relatives à l'application, à l'utilisation et aux conséquences des mesures antiterroristes. Cette accessibilité est la condition fondamentale qui permet la sensibilisation indispensable du public, et ainsi le débat, de manière à apprécier la nécessité et l'efficacité de certaines mesures d'exception, ainsi que leur légitimité. L'accès à ces données est essentiel pour que la société civile et les acteurs judiciaires mesurent d'éventuels effets discriminatoires sur certaines communautés, et pour qu'il soit possible de mener l'indispensable travail de suivi de l'application des mesures antiterroristes, y compris un examen complet des incidences de celles-ci sur l'exercice des droits de l'homme, ainsi que sur leur efficacité.

La Rapporteuse spéciale souligne la nécessité que l'action antiterroriste de la France soit fondée sur le droit international, y compris la protection des droits de l'homme, le droit humanitaire et le droit des réfugiés, et s'attaque non seulement aux manifestations du terrorisme, mais aussi aux facteurs qui favorisent la propagation du terrorisme. Elle insiste sur le fait qu’une action efficace contre le terrorisme et la protection des droits de l’homme sont des objectifs non pas contradictoires mais complémentaires et synergiques.

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