Voir dans les personnes handicapées des «objets de pitié» ou des «problèmes à traiter», c’est faire retomber le poids du handicap sur l’individu, ce qui rend la transformation socié-tale pour ainsi dire impossible. Pareille conception peut donner naissance à des normes sociales qui rendent encore plus difficiles la participation des personnes handicapées à la vie de la société et l’exercice de leurs droits.
Alors qu’à l’approche médicale et/ou caritative correspond l’idée que les personnes handicapées appellent un traitement «spécial», l’approche sociale et/ou l’approche fondée sur les droits de l’homme tendent vers l’«inclusion»; cette différence de vocabulaire est significative de l’écart qui sépare ces deux types d’approche. Le terme «spécial» est fréquemment employé à propos des personnes handicapées: enfants aux besoins spéciaux, écoles spéciales, services spéciaux, établissements spéciaux. C’est précisément avec ce concept que la Convention prend ses distances. Lorsqu’il s’agit de handicap, être «spécial» n’est pas nécessairement gratifiant – et peut déboucher sur la marginalisation.
Prenons l’exemple des établissements scolaires: les écoles spéciales permettent aux personnes handicapées de fréquenter uniquement d’autres personnes handicapées ou certains «spécialistes». Cela les contraint à vivre dans des conditions qui ne sont pas conformes à la réalité, puisqu’elles ne reflètent pas la diversité de la société. À qui donc cette démarche profite-t-elle? Aux personnes handicapées? Aux personnes qui ne le sont pas? On voit mal quels sont les avantages d’actions et de décisions qui tendent à maintenir des séparations entre les êtres humains. Ces derniers sont des êtres sociaux, et les enfants ont le droit d’étudier et de jouer ensemble. La diversité et l’inclusion doivent être la norme.
Un système scolaire où règne la ségrégation n’est pas à l’image de la société. La diversité y est très limitée. Les questions débattues entre les élèves «spéciaux» et les enseignants «spécialisés» sont influencées par la prédominance du handicap dans le milieu ambiant. La confrontation des idées et des opinions a besoin d’un public plus varié, comprenant des personnes qui ne sont pas handicapées et qui ne sont pas aux prises avec des difficultés physiques ou des perceptions dévalorisantes.
Le droit à l’éducation est un droit important, étroitement lié aux autres droits de l’homme. À l’école, les personnes handicapées et les autres découvrent ce que la société attend d’elles et les possibilités qu’elle leur offre. Elles apprennent des théories, acquièrent des compétences et le sens de la discipline; elles s’imprègnent des valeurs qui leur ont été inculquées par leur famille et le cercle de leurs amis, et en acquièrent d’autres. L’école elle-même est une collectivité où les enfants partagent les mêmes horaires, les mêmes espaces et les mêmes obligations. Par les échanges avec leurs maîtres et leurs camarades, ils apprennent à vivre en société de manière indépendante mais constamment en rapport les uns avec les autres. L’école offre l’occasion de mener, de façon embryonnaire, une existence indépendante qui, plus tard, comprendra la vie professionnelle, la participation à la vie politique et publique, la fondation d’un foyer et d’une famille, l’accès à la justice, et des possibilités d’activités économiques. La diversité de la classe offre une occasion inégalée de débattre des droits de l’homme et des opinions des uns et des autres.
Le placement en institution illustre lui aussi la manière dont les personnes handicapées ont pu être perçues comme «spéciales» en vertu de l’approche médicale et/ou de l’approche caritative. Les personnes handicapées – et en particulier celles ayant un handicap psychosocial ou intellectuel – ont souvent été placées de force dans des établissements psychiatriques, à l’écart de la collectivité et sans pouvoir choisir leur traitement médical.
En vertu de l’approche fondée sur les droits de l’homme, les personnes handicapées ont droit à la liberté au même titre que n’importe qui, et le handicap ne peut justifier la privation de liberté. Le placement ou l’hospitalisation forcés en raison du handicap sont interdits. Nul ne doit être placé dans une institution contre son gré – sauf si les mêmes motifs entraîneraient le placement des membres de la collectivité qui ne sont pas handicapés (cas, par exemple, de la personne emprisonnée parce que condamnée par un juge à la suite d’une infraction).
Les personnes handicapées ont le même droit que les autres de vivre au sein de la collectivité et de choisir leur domicile ainsi que la ou les personnes avec qui elles vivent. Être autonome ne signifie pas nécessairement vivre seul. Quantité de personnes vivent constamment au contact les unes des autres, voire sous le même toit. Les nombreuses personnes qui cohabitent avec des membres de leur famille, des amis ou des collègues sont habituellement considérées comme autonomes.
Lorsqu’une personne peut prendre elle-même ses décisions – y compris quant au lieu de son domicile et à la ou aux personnes avec qui elle veut vivre – et les faire respecter, elle est autonome. Il en va de même des personnes handicapées. L’autonomie n’exclut pas l’accompagnement. Les personnes handicapées ont le droit de recevoir un soutien si elles le sollicitent. L’autonomie sert de cadre à la jouissance de plusieurs droits de l’homme: le droit à un logement convenable, le droit de participer à la gestion des affaires publiques et politiques, le droit au respect de la vie privée, le droit de circuler librement, le droit de vote, etc.
Dans la plupart des sociétés, les personnes ayant un handicap mental ou intellectuel ont été, au fil des siècles, maltraitées et privées de soins. Elles ont dû subir des atrocités telles que l’expérimentation patronnée par les pouvoirs publics de substances hallucinogènes administrées à leur insu, des traitements par la contrainte, des électrochocs et des chocs insuliniques; elles ont même été la cible d’une tentative de génocide pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les mythes et la stigmatisation associés aux maladies mentales perdurent encore, entraînant souvent la discrimination et l’exclusion. Les stéréotypes qui ont cours au sujet de personnes ayant un handicap mental ou intellectuel les dépeignent comme dénuées d’intelligence, «bizarres», incapables de travailler, incurables, imprévisibles et dangereuses.
La présentation faite par la presse des violences commises par des «délinquants malades mentaux» impressionne en général fortement les lecteurs; elle les conforte dans la conviction que les personnes ayant un handicap psychologique sont dangereuses.
Outre qu’elles entretiennent le sentiment d’un danger et d’un manque de sécurité ainsi qu’un vague malaise dans la société ou la collectivité, ces généralisations influent sur l’image que les personnes présentant d’un handicap mental ou intellectuel ont d’elles mêmes. La mésestime de soi exacerbe la stigmatisation et les mythes. D’après des organisations telles que le World Network of Users and Survivors of Psychiatry, «une des pertes les plus importantes que nous puissions éprouver est celle du sentiment que nous avons de notre identité au sein de la collectivité. Un traitement imposé crée une coupure dans notre existence, et nous revenons ensuite dans un milieu qui nous perçoit comme dangereux, vulnérables, instables et "malades".» 4 .
Sous l’effet de la discrimination, les personnes ayant un handicap mental ou intellectuel ont été systématiquement déresponsabilisées et appauvries. Du fait de la stigmatisation dont la maladie mentale est l’objet, nombre de personnes handicapées sont sans abri et au chômage, manquent d’instruction et sont socialement isolées, mal soignées, ou enfermées et fortement droguées.
La plupart des personnes présentant un handicap mental ou intellectuel ne sont pas violentes; elles n’ont pas plus de propension que les autres à commettre des violences ou des délits. Les personnes qui ont un handicap psychologique sont aussi intelligentes que les autres, et capables, comme tout un chacun, de fonctionner dans un large spectre de milieux ambiants.
Dire que les personnes atteintes d’un handicap mental ne sont pas plus violentes que celles qui en sont indemnes, c’est reconnaître que la violence est un phénomène social et non un problème mental ou psychologique. C’est également admettre que la maladie mentale est provoquée par des facteurs environnementaux et sociaux, et non pas simplement génétiques et/ou organiques.
Les médias dépeignent souvent les personnes handicapées comme ayant à certains égards des qualités hors normes. Tout en essayant ostensiblement de donner d’elles une image positive (ce dont on ne peut que se féliciter), ils risquent – à l’instar de ce qui a pu se passer avec d’autres mythes – d’en faire des personnages unidi-mensionnels. Ainsi, ces personnes sont courageuses, volontaires, capables de parvenir à surmonter une grande difficulté – leur handicap. Analysée de plus près, cette image potentiellement positive signifie aussi que les personnes handicapées mènent dans leur majorité une vie difficile et misérable (la plupart d’entre elles devant compter sur la bienfaisance). Le handicap devient une difficulté (presque) insurmontable. Le héros est dépeint comme étant la personne qui a réussi à surmonter le triste sort du plus grand nombre.
Ce dont il faut se souvenir, c’est que la personne handicapée est, comme n’importe qui d’autre, un être humain avec ses forces et ses faiblesses. Il importe que les personnes handicapées soient montrées sous un jour favorable, en particulier par les médias, et la Convention est explicite à ce sujet (art. 8, sensibilisation). Cela suppose de mettre en relief la vie de personnes handicapées qui se sont distinguées dans la politique, le sport, la littérature ou quelque autre domaine. Il n’est cependant pas indispensable que le seul titre de gloire de la personne considérée ait été de surmonter son handicap. Mieux vaut qu’elle ait réussi à franchir toute la série d’obstacles que doit surmonter quiconque veut réussir – à atteindre un excellent niveau d’études, à se distinguer par rapport à ses collègues, à répondre aux attentes de la collectivité ou de la famille, etc.
Autre mythe, diamétralement opposé à celui de l’héroïsme: celui qui voudrait que les personnes handicapées soient un fardeau – pour la société, leur famille, leurs amis. C’est l’envers du mythe de la personne hors norme; il est intrinsèquement lié, une fois de plus, à l’approche caritative du handicap. Cette image est encore véhiculée notamment pas les médias. Combien de fois avons-nous vu un documentaire télévisé apparemment bien intentionné nous montrer la vie des parents d’un enfant handicapé, les combats qu’ils mènent, les difficultés auxquelles ils sont confrontés en raison du comportement de leur enfant, la manière dont leur vie a changé, et ainsi de suite. L’insistance sur la lutte des parents ne vise généralement pas à diffuser une image négative des personnes handicapées, mais l’effet immédiat est triple. Tout d’abord, l’enfant handicapé, ses préoccupations, ses combats, ses centres d’intérêt et ses rêves ont tendance à passer à l’arrière-plan et à devenir secondaires. Ensuite, cet enfant paraît unidimensionnel et semble être la cause du désarroi de ses parents. Enfin, il ne semble guère avoir de perspectives d’avenir. D’où l’émergence de stéréotypes et de mythes négatifs.
Cela peut avoir des effets défavorables sur les personnes handicapées; ainsi:
Ce sont là autant d’éléments qui, pris ensemble, peuvent empêcher le changement social.
Les principes fondamentaux de l’approche du handicap fondée sur les droits de l’homme (Principes généraux de l’article 3 de la Convention)
PRINCIPE | ANALYSE |
Respect de la dignité intrinsèque et de l’autonomie individuelle, y compris la liberté de faire ses propres choix, et de l’indépendance des personnes |
La dignité intrinsèque s’entend de la dignité de chaque personne. Lorsque la dignité des personnes handicapées est respectée, on attache de la valeur à leur expérience et à leurs opinions, que ces personnes peuvent formuler sans craindre qu’on leur fasse du tort physiquement, psychologiquement ou affectivement. Jouir de l’autonomie individuelle, c’est être responsable de sa vie et avoir la liberté de faire ses propres choix. Le respect de l’autonomie individuelle signifie que les personnes handicapées ont, dans des conditions d’égalité avec les autres, des possibilités raisonnables de choisir leur propre voie, qu’elles sont le moins possible exposées à l’ingérence dans leur vie privée et qu’elles peuvent prendre leurs propres décisions, avec le soutien nécessaire le cas échéant. |
Non-discrimination | La non-discrimination est un principe fondamental de tous les instruments des droits de l’homme et de la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Il s’agit essentiellement de l’interdiction de toute discrimination fondée sur le handicap, étant donné que la discrimination empêche une personne de jouir de ses droits dans des conditions d’égalité avec les autres. Aujourd’hui cependant, la non-discrimination est interprétée dans un sens beaucoup plus large comme comprenant non seulement l’interdiction des actes discriminatoires mais aussi l’adoption de mesures de protection contre toute discrimination future et toute discrimination cachée, et la promotion de l’égalité. |
Participation et intégration pleines et effectives à la société | Les notions de participation et d’intégration pleines et effectives signifient que la société, dans les sphères publiques mais aussi privées, est organisée de manière que chacun puisse participer pleinement. En d’autres termes, la société et les acteurs importants apprécient les personnes handicapées à leur juste valeur et assurent leur participation sur la base de l’égalité avec les autres – aux décisions qui influent sur leur existence ou aux élections, par exemple. La participation n’est pas une simple consultation; elle suppose que les personnes prennent véritablement part aux activités et aux processus de décision, qu’elles puissent exprimer leur avis, exercer une influence et contester tout refus de les laisser participer. L’intégration exige un environnement physique et social accessible et sans barrières. Il s’agit là d’un processus bidirectionnel qui favorise l’acceptation des personnes handicapées et leur participation, et qui encourage la société à s’ouvrir et se rendre accessible à elles. |
Respect de la différence et acceptation des personnes handicapées comme faisant partie de la diversité humaine et de l’humanité | Le respect de la différence, c’est l’acceptation d’autrui dans un esprit de compréhension mutuelle. Malgré quelques différences visibles et apparentes, les êtres humains ont tous les mêmes droits et la même dignité. Dans le cas du handicap, le respect de la différence conduit à accepter les personnes handicapées pour ce qu’elles sont, au lieu d’avoir pitié d’elles ou de voir en elles un problème à résoudre. |
Égalité des chances | L’égalité des chances est étroitement liée à la non-discrimination. Elle est réalisée lorsque la société et l’environnement sont ouverts à tous, y compris les personnes handicapées. Elle ne signifie pas toujours que des chances absolument identiques sont offertes à tous, car traiter tout le monde de la même manière pourrait créer des inégalités. Elle tient donc compte des différences entre les personnes et consiste à faire en sorte que, malgré ces différences, chacun ait les mêmes chances de jouir de ses droits. |
Accessibilité | Pour faire de l’accessibilité (et de l’égalité) une réalité, il faut lever les obstacles qui s’opposent à la jouissance effective, par les personnes handicapées, de leurs droits de l’homme. L’accessibilité permet aux personnes handicapées d’être autonomes et de participer pleinement à tous les aspects de l’existence. Elle est importante dans tous les domaines, mais plus particulièrement en ce qui concerne l’environnement physique – bâtiments, voirie, logement, transports, information et communications, et autres équipements et services ouverts ou fournis au public. |
Égalité entre les hommes et les femmes | Le principe de l’égalité entre hommes et femmes signifie que les mêmes droits devraient être expressément reconnus aux femmes et aux hommes sur la base de l’égalité, et que des mesures adéquates devraient être prises pour garantir aux femmes la possibilité d’exercer leurs droits. Même si ce principe recoupe celui de la non-discrimination, l’égalité des hommes et des femmes est expressément réaffirmée dans les instruments conventionnels parce qu’il subsiste encore nombre de préjugés qui en empêchent la pleine réalisation. |
Respect du développement des capacités de l’enfant handicapé et respect du droit des enfants handicapés à préserver leur identité | Le respect du développement des capacités de l’enfant est un principe énoncé dans la Convention relative aux droits de l’enfant. Il doit être compris comme un processus positif et stimulant, qui favorise la maturation et l’autonomie de l’enfant, et son aptitude à s’exprimer. À la faveur de ce processus, l’enfant acquiert progressivement des connaissances, des compétences et une appréciation, notamment de ses droits. La participation des enfants aux décisions qui les concernent et leur droit de préserver leur identité devraient s’élargir au fil du temps, parallèlement à cette évolution. |